Le Bouddhisme suscite en Occident bien des fantasmes, mais reste en définitive très obscur pour la plupart d’entre nous. C’est pourquoi Greg, bonze français formé dans l’école jodô shinshû au Japon, a décidé de partager sa connaissance et sa pratique du bouddhisme sur Twitch. Grâce à cette nouvelle forme de communication, qui parle particulièrement aux plus jeunes générations, Greg espère pouvoir éclairer les francophones sur le bouddhisme japonais et répondre à leurs questions.
Malgré son envie première d’étudier l’histoire du Japon et la langue japonaise, le français suit un cursus scientifique et travaille pendant 10 ans dans une grosse boite d’ingénierie biomédicale. L’avantage ? Lui donner la liberté financière de voyager au Japon. C’est en rentrant en France avec une sensation de “vide” qu’il commence alors à s’intéresser au bouddhisme.
Quels ont été tes premiers contacts avec le bouddhisme ?
Je l’ai découvert à travers la littérature américaine de la Beat generation, donc Jack Kerouac, William Burroughs, etc. J’avais envie de comprendre un peu mieux leur monde. Ils parlaient énormément de bouddhisme… J’ai donc décidé de me renseigner dessus. Une des premières choses dédiées au sujet que j’ai lu là-dessus, c’est un petit manga humoristique qui s’appelle Les Vacances de Jésus et Bouddha. Ça m’a amené ensuite à lire des tonnes et des tonnes de bouquins sur le bouddhisme. L’un des premiers “vrais” livres sur le bouddhisme que j’ai lu, c’est tout simplement le bouddhisme pour les nuls. Et c’est là que je me suis dit… cette religion/philosophie vaut vraiment le coup d’être creusée !
J’ai commencé par étudier le Theravâda (le véhicule des anciens) pour son aspect plus philosophique. En effet, n’ayant pas reçu d’éducation religieuse, j’avais du mal à sauter directement le pas et à me dire que j’allais adhérer à une religion en particulier.
Après avoir étudié le theravâda, je me suis très vite orienté sur le bouddhisme japonais. Je me suis intéressé au Zen pour son lien avec le Japon, mais j’ai fini par rejoindre mon école, le Jôdo Shinshû, parce que certaines choses ne me convenaient pas dans le Zen.
C’est quoi le Jôdo Shinshû ?
Le Jôdo shinshû c’est “la véritable école de la terre pure”. Une école qui date du XIIIe siècle. Fondée par le moine Shinran Shônin, sa spécificité est de mettre l’accent uniquement sur la dévotion au Bouddha Amida. C’est aussi une école qui a rejeté les préceptes bouddhistes comme étant obsolètes. C’est donc une école qui dès le départ avait des bonzes qui étaient mariés, qui pouvaient boire de l’alcool, etc. C’était un peu un ovni dans le paysage japonais de l’époque.
C’est une école très ouverte et qui a aussi un aspect “antigourou” d’une certaine façon parce qu’elle estime que tous les êtres, même ceux qui sont moines, sont des êtres ordinaires, qui ne sont pas parfaits. On se base sur le Bouddha Amida dans notre pratique et c’est le Bouddha Amida qui nous transforme.
Comment devient-on bonze jodô shinshû quand on n’est pas japonais ?
C’est vrai que quand tu es étranger c’est tout de suite un peu compliqué. Il y a des programmes très définis au Japon, mais pour les suivre il faut avoir un excellent niveau de japonais (type N1). Il faut également être capable de lire des textes en chinois ! Moi je n’avais clairement pas ce niveau-là.
Quand tu n’es pas japonais, tu dois donc trouver d’autres systèmes pour t'éduquer. Dans mon cas, ça s’est fait grâce à ma rencontre avec d’autres moines. Ils m’ont évalué. Ils m’ont fait participer à des groupes d’études. Ils m’ont appris tout ce qui concernait les rituels, etc. Bref, ils m’ont formé de façon un peu "privilégiée".
Mais il faut savoir qu'avant même de vouloir devenir bonze, j’ai étudié le jodô shinshû pendant 7 ans. Pendant ces 7 ans, j’ai lu une centaine de livres en anglais et en français sur cette branche-là. Donc quand je suis arrivé au temple au Japon et que je leur ai annoncé ma volonté de devenir moine j’avais quand même un bagage théorique qui commençait à être assez costaud et j’avais atteint l'équivalent du N3 en japonais.
Grâce à l’appui de deux mentors et au bout de 4 ans à étudier avec différents moines j’ai enfin pu être ordonné.
Après cela, libre à toi de continuer à évoluer à ton rythme.
Notre but en tant que bonze est d’approfondir notre compréhension de la tradition et de la partager avec les gens, mais nous n’avons aucun précepte ni obligation à suivre.
J’ai l’impression qu’en France, en tout cas pour des générations plus anciennes, le bouddhisme est devenu une sorte de philosophie New-Age, mal comprise et peut-être sciemment mal interprétée ? Comment tu te places par rapport à ça ?
Il y a pas mal de points sur ce sujet qu’il est intéressant de discuter. Déjà le premier, c’est cette séparation qu’on a tendance à faire en Occident et surtout en France entre philosophie et religion. Effectivement, la génération de mes parents s’est détournée de la religion d’une façon très brutale. À l’époque de nos grands-parents, quasiment, tout le monde appartenait à une religion. En une génération, une cassure très nette s’est faite.
Il y a une réelle peur et une réelle incompréhension en France du mot “religion”. Présenter le bouddhisme comme une philosophie dans ce pays, ça passe mieux. J’en suis vraiment l’exemple typique. C’est vraiment par cet aspect philosophique que je l’ai abordé au départ. Seulement cela montre assez vite ses limites. J’aime donc revenir à cette interrogation : est-ce qu’il y a un réel besoin de séparer religion et philosophie ?
La séparation philosophie et religion serait une construction occidentale pas si vieille, c’est bien ça ?
Là où je veux en venir, c’est que la plupart des philosophes grecs étaient par exemple complètement inclus dans la vie religieuse de leur pays. Et certaines écoles grecques, des gens comme les pythagoriciens par exemple, étaient à la limite des religions. Même avec Platon et le néoplatonisme, on est sur des formes qui sont quasi religieuses, voire religieuses.
De plus, cette séparation entre philosophie et religion n’a pas de sens au niveau oriental. Les Japonais ont créé le mot “religion” quand ils se sont ouverts à l’Occident à l’époque meiji. Avant cela ils n’avaient même pas de mots pour transcrire ce concept. J’en avais parlé dans un de mes lives sur Twitch, mais quand les Japonais parlaient du bouddhisme, ils disaient “les enseignements du Bouddha”, quand il parlait du christianisme, ils disaient “les enseignements du Christ”.
J’essaye donc de dédramatiser le sujet en disant aux gens : qu’est-ce que vous entendez par religion ? Le bouddhisme challenge toujours un peu ces limitations. Il n’y a pas de dieux créateurs dans le bouddhisme. Le Bouddha est un homme qui a atteint le plus haut niveau spirituel ? Est-ce qu’on peut donc le considérer le bouddhisme comme une religion ?
Les Occidentaux qui s’intéressent au bouddhisme ont tout de même tendance à y choisir seulement ce qui les intéresse et à le déformer non ?
Il y a plusieurs choses que j’essaye d’éviter au maximum sur ma chaine. Déjà ce côté trop “New Age/exotique” qui fantasme un bouddhisme où tout est beau, amour et compassion. Au contraire, je n’hésite pas si besoin à mettre le doigt sur là où le bouddhisme peut pêcher.
Je n’ai pas hésité par exemple à parler de la misogynie dans le bouddhisme et je n’hésiterais pas à parler des cas où le bouddhisme a pu s’allier ou a pu être complice de la guerre, comme ça a été le cas notamment au Japon. Le bouddhisme reste une construction humaine pratiquée par des humains, ce n’est donc pas une religion exempte de défauts.
La deuxième chose que j’essaye d’éviter sur la chaine, c’est le côté trop technique et hermétique. J’essaye de naviguer entre ces deux écueils, ces deux extrêmes.
Pourquoi avoir choisi Twitch ?
Twitch est une plateforme que j’apprécie énormément et que je consomme également pour mon propre loisir. Ce qui me plait le plus c’est le côté live, en direct avec des spectateurs qui peuvent interagir avec toi, te poser des questions… Je prépare toujours un sujet à étudier ou un texte à lire et commenter, mais ensuite le live peut prendre des tournures imprévues en fonction des questions et interactions des spectateurs. J’aime ce côté un peu imprévisible.
J’aimerais peut-être créer des vidéos plus poussées sur YouTube et notamment en profiter pour aller plus en détail sur certaines figures du bouddhisme japonais, des portraits de moines ou de certaines écoles. Mais ce n’est pas le même exercice d’enregistrer une vidéo YouTube. Tu es tout seul devant ton écran, tu n’as personne en face de toi… ce que j’aime avec Twitch c’est le côté interaction en live, l’audience qui participe. Je me sens plus à l’aise que tout seul devant mon écran à réciter un texte.
Comme la chaine est toute neuve, je suis encore en pleine réflexion sur les formats. Là où je suis assez clair avec moi-même, et justement pour éviter l’écueil New Age dont on vient de parler, c’est que j’ai envie d’une chaine qui présente la variété du bouddhisme de façon quand même assez poussée. J’évite le côté trop simpliste ou sectaire.
C’est vrai, je suis moine dans une branche spécifique et je pourrais uniquement parler de jodô shinshû, mais pour moi ça ne fait pas vraiment sens. Avant d’aborder les spécificités, il faut éduquer les gens sur ce qu’est le bouddhisme. On en a une méconnaissance globale, mais qui est tout à fait normale.
Justement, comment gères-tu les attentes des gens par rapport au bouddhisme ?
Je parle de plusieurs branches du bouddhisme et de leurs différences : le theravāda qu’on va retrouver principalement en Asie du Sud-Est, le bouddhisme mahāyāna qu’on va retrouver en Chine au Japon ou en Corée, etc.
J'essaie de vulgariser le bouddhisme pour permettre aux gens d’y voir plus clair. Ce n’est pas si facile ! Il y a tellement de sujets que l’on peut aborder, car la thématique est très vaste.
Comme je suis sur Twitch en direct trois fois par semaine, cela me permet d’aborder des sujets différents chaque jour et de garder cette ouverture d’esprit. Je n’hésite pas non plus à dire : prenez ce que je vous dis avec des pincettes !
Quand je lis certains soutras mahāyāna qui sont très imagés, je rappelle aux gens qu’ils sont libres de leur interprétation de ces soutras. Ils peuvent les entendre littéralement ou les interpréter comme des figures de style pour rendre le discours plus percutant et élégant.
Le plus important est qu’ils exercent leur esprit critique grâce à ces textes !
L’important c’est donc le cheminement plutôt que la réponse ?
Exactement. Nous avons étudié le soutra d’Angulimala qui parle d’un serial killer devenu moine disciple de Bouddha. Et bien ça soulève plein de questions. Est-ce que vraiment une personne peut changer à ce point-là ? Qu’est-ce qui se passe pour les personnes qui ont subi ses crimes ? Est-ce qu’elles ont la liberté ou pas de se venger ?
J’ai préféré laisser certaines questions ouvertes en leur disant : voilà potentiellement comment on peut interpréter le soutra, maintenant le but c’est de vous faire réfléchir, ce n’est pas forcément à moi de vous donner les réponses.
Est-ce que tu as parlé de ta chaine Twitch aux personnes qui t’ont formé ?
C’est un projet que j’avais depuis assez longtemps. Je suis un bonze ordonné et, mine de rien, j’ai une hiérarchie. Je plaisante souvent en disant que je suis un “bonze niveau 1”, donc le niveau le plus bas. J’en ai parlé à ma hiérarchie et ils sont globalement contents, mais je ne suis pas sûr qu’ils comprennent exactement ce que je fais.
Twitch reste une plateforme avant tout populaire auprès des jeunes et ma hiérarchie est plutôt âgée. Ce qu’il les a assez surpris c’est justement cette idée que j’ai eu de ne pas parler directement de ma branche, mais de parler d’autres soutras que j’aime, d’autres courants bouddhistes,etc. J’ai dû leur expliquer ma volonté de laisser aux gens la liberté d’étudier plein de choses. Je trouve le côté sectaire gênant. Je ne veux pas être un pseudo gourou d’internet !
Une personne de ma hiérarchie va se rendre prochainement au Japon pour présenter les projets et le travail des moines installés hors du pays. Mon projet de chaine twitch en fera partie.
Comment est-ce que ton parcours est perçu par ta famille et tes proches ?
Cet intérêt pour le bouddhisme a surpris pas mal de monde étant donné que je viens d’une famille plutôt athée, voire anticléricale. Mais mon cheminement s’est fait un peu graduellement. Je ne suis pas parti m’enfermer trois ans dans une grotte du jour au lendemain pour méditer. Ça a permis d’ouvrir une forme de communication avec ma famille là-dessus et du coup elle me soutient complètement. Mes parents regardent d’ailleurs la plupart de mes directs sur Twitch.
Tu contribues à donner une image du Japon un peu plus complète que ce qu’on va peut-être voir par l’intermédiaire des mangas ou des animés ?
Je pense en tout cas que mes lives Twitch préparent les gens à ce qu’ils vont voir au Japon. Typiquement, je viens de faire un direct sur le sujet de la statuaire bouddhiste (comment reconnaitre les différents bouddhas, etc.) avec un antiquaire spécialisé Japon.
Quand les Français qui ont assisté à ce moment d’échange iront au Japon, ils identifieront peut-être mieux les représentations religieuses qu’ils verront dans les différents temples et ça leur permettra de mieux en profiter. Pareil quand je fais des ateliers sur les différentes branches du bouddhisme.
C’est aussi pour ça que je le fais. Pour que les passionnés du Japon comprennent mieux ce qu’ils voient, ce qu’ils visitent… même dans la pop culture, j’ai parlé de Demon Slayer, car un des personnages est un pratiquant bouddhiste, récite le nenbutsu, etc.
J’aborde dans les détails des éléments qui sont souvent laissés de côté et mine de rien, ça intéresse les gens. Donc oui, je pense honnêtement que ça élargit et complète la vision qu’ils peuvent avoir du Japon.
À l’avenir j’aimerais développer plus de collaborations avec d’autres bonzes ou d’autres personnes qui ont un lien avec la religion au sens plus large. Et puis mine de rien on a quand même pas mal de moines en francophonie. On a un moine Shingon, on a un autre moine shodô shinshû suisse, beaucoup de moines zen…
Si on veut s’intéresser au bouddhisme en tant que complet néophyte, on commence par quoi ?
Le livre le bouddhisme pour les nuls n'est pas si mal fait. Il donne un aperçu de l’histoire globale du bouddhisme. Ensuite j’apprécie que ce livre donne des descriptions des différentes écoles du bouddhisme, autant japonaises que tibétaines.
Lisez le, renseignez-vous sur différentes écoles et voyez celle avec laquelle vous avez le plus d’affinités ! Car oui, si vous voulez vraiment approfondir vos connaissances, au bout d’un moment il vous faudra choisir une tradition et commencer à étudier le bouddhisme suivant un certain angle. Le canon bouddhiste, c’est un canon de plusieurs centaines, voire de milliers de textes, tu ne peux pas y naviguer comme ça indéfiniment au hasard.
Et si vous vous rendez compte que la tradition que vous avez choisie au départ ne vous convient pas, intéressez-vous à une autre ! Il y a tellement d’approches dans le bouddhisme, dans la pratique comme dans la théorie… je le répète souvent, mais, moi, la branche dans laquelle je suis maintenant c’est celle qui m’intéressait le moins à l'époque où j’ai lu le bouddhisme pour les nuls. J’ai fini par revenir dessus un jour en me disant que j’avais dû passer à côté de quelque chose. À ce moment-là, le shodô shinshû a répondu aux questions qui me posaient problème avec les autres traditions. Il ne faut pas hésiter à revenir en arrière et changer si on ne se sent pas à l’aise avec un courant spécifique.
Merci à Greg pour le temps qu’il nous a accordé. La conversation était passionnante et nous n’avons pas pu la retranscrire en entier ! Pour en savoir plus sur le fonctionnement de sa branche et sur le bouddhisme en général, allez donc faire un tour sur sa chaine Twitch.
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