Notre regard se portant naturellement devant nous ou vers le haut, nous ne prêtons pas forcément beaucoup d’attention aux sols. C’est à tort, car nous marchons souvent, sans le savoir, sur des trésors. À Singapour, ces trésors sont l’un des matériaux les plus utilisés à la fin du 19e et au début du 20e siècle : les carreaux-mosaïque de ciment. Très décoratifs, au charme désuet ou avec un zeste de modernité, leurs motifs et leurs couleurs embellissent la ville Lion. Mais, le saviez-vous ? Ces carreaux de ciment, à décor incrusté, sont une invention française !
Avant l’invention du carreau de ciment, la mosaïque, le marbre et la pierre étaient réservés aux palais, aux riches demeures et aux édifices religieux. Mais une technique française, tout à fait révolutionnaire, va permettre d’intensifier l’ornementation des sols et mettre à la disposition de toutes les couches sociales, même les plus modestes, ces éléments de décor uniques. Remontons au 19 e siècle, ère industrielle et des innovations majeures. Un ingénieur polytechnicien, Louis Vicat, met au point en 1817 les proportions nécessaires, entre la chaux et l’argile, pour produire, par cuisson, le ciment – c’est la théorie de l'hydraulicité de la chaux. Cependant, il ne dépose pas de brevet. Joseph Aspdin, entrepreneur britannique obtient, sur la base du procédé de Louis Vicat, un brevet en 1824. Son fils le perfectionne. Le ciment industriel dit ciment Portland est né ! L’industrialisation débute mais il faut des carrières.
Pavin de Lafarge, autre polytechnicien, installe ses premiers fours à chaux en Ardèche en 1833. L’idée d’utiliser le ciment en le comprimant, grâce à une presse, pour faire des carreaux polychrome revient à un entrepreneur de travaux publics français, Etienne Larmande, installé près des cimenteries Lafarge à Viviers. La grande innovation réside dans le fait que ces carreaux ne nécessitent pas de cuisson. Les coûts de fabrication vont s’en trouver considérablement réduits. Auguste Lachave, mécanicien serrurier de Viviers, aide Etienne Larmande à concevoir les premières presses et diviseurs pour dessins (moules de cloisonné) qui permettent d‘incruster les couleurs. Le procédé est breveté en 1853. Présentés à l’Exposition universelle de 1867 de Paris, s’adaptant à tous les styles, résistant à l'usure, bon marché, les carreaux de ciment séduisent immédiatement la France, l’Europe et les colonies de l’époque.
Une diffusion en Asie
Yves Esquieu explique dans son ouvrage intitulé Une histoire du carreau-mosaïque que « la société Lachave sera l’unique et principale société à vendre l’outillage qu’elle fabrique, le savoir-faire et les catalogues de modèles de carreaux ». Cette diffusion se fait tout d’abord en France. L’Espagne puis d’autres régions du monde, en particulier les colonies vont les adopter. Ainsi, en Extrême-Orient, les Indes anglaises, le Pakistan, l’Indochine française où plusieurs entrepreneurs français installent dès le début du 20e siècle des fabriques. On les retrouve aussi dans les colonies hollandaises en Indonésie (Jakarta, Bali), où les carreaux sont exportés par les Hollandais sous des motifs flamands. Victor Lim, spécialiste du carreau dit Peranakan et fabriquant lui-même de carreaux de ciment, collectionne de nombreux articles sur la Tampenis Cement Tile Works, seule manufacture répertoriée de Singapour, située à Sungei Road (1906 /1957). Les archives révèlent qu’elle exporte sur toute la région mais que sa production reste minimale. En 1922, le Straits Times dévoile que la HSBC lui a passé commande de carreaux pour les sols de sa succursale de Johore.
Expert en préservation du patrimoine ayant participé à la restauration de la cathédrale du Bon Pasteur (où environ 2 000 carreaux furent restaurés), Ho Weng Hin du studio Lapis confirme que des carreaux de ciment datant du début du 20e siècle peuvent être admirés dans certains monuments historiques de Singapour : au presbytère de la cathédrale du Bon Pasteur (Cathedral of the Good Shepherd), dans l’église de la Nativité (Nativity of our Blessed Virgin Mary, Upper Serangoon), dans l’ancien terminus de la gare de Tanjong Pagar. Des spécimens se trouvent également au SAM, ancienne institution St Joseph. Le père John Chua, mobilisé dans la restauration de l’église St Peters and Paul, en 2016, précise que les carreaux des allées et de la nef ne sont pas d’origine mais qu’ils ont été remplacés par des
carreaux importés directement du Vietnam (société Viettiles), similaires à ceux enlevés
en 1960.
Des carreaux différents des carreaux de céramique
Ces carreaux de ciment aux motifs géométriques, floraux ou arabesques, souvent inspirés de l’Antiquité et du Moyen Âge, deviennent très en vogue au début du 20e siècle. On les appelle aussi carreaux de béton, ou encore carreaux hydrauliques. En anglais « decorative cement tiles », « Victorian, Mission ou Cuban tiles » et, souvent de façon erronée, « encaustic cement tiles » et même « encaustic tiles ». Ils ornent les sols des églises, des mosquées, des temples, des palais des tsars, des riches demeures comme celles de Barcelone (Gaudí en a lui-même dessinés), des bâtiments publics, telle la poste de Ho Chi Min, les halls des immeubles bourgeois, mais aussi les sols des entrées, couloirs, cuisines, salles de bains des pavillons plus modestes.
Bien qu’ils soient souvent similaires en apparence, il ne faut pas les confondre avec les carreaux encaustiqués ou estampés, traduits en anglais par « encaustic tiles » ou « ceramic tiles ». Ces derniers tombent dans la catégorie des céramiques (une céramique est un objet en argile cuite) car, non seulement on utilisait de l’argile et non du ciment pour leur fabrication, mais encore, on les cuisait à plusieurs reprises. On les distingue des carreaux de ciment par leur dessin, couleur et taille. Sous l’ère victorienne, ils reprennent les dessins du Moyen Âge, la période gothique étant alors au diapason en Europe, mais ils sont très coûteux et donc surtout réservés aux églises, aux palais (Westminster), aux bâtiments publics. Produits en Angleterre, à Stoke-upon-Trent, par les entreprises
Mintons, ils seront fabriqués selon le même procédé partout en Europe mais aussi aux
États-Unis jusqu’au début du 20e siècle. Si aujourd’hui on utilise un procédé de Dust Pressing, ils sont toujours considérés comme des carreaux céramiques.
Une utilisation contemporaine
Dans les années 50, le coût de la main d’œuvre et l’arrivée des céramiques émaillées
industrielles sonne le glas de ces beaux carreaux de ciment polychrome fabriqués à la main. Ils ont à nouveau le vent en poupe depuis le début des années 2000. Ils se déclinent en une infinité de formes (carrées, hexagonales, etc.), de tailles, de motifs et de couleurs. On ne les remplace plus, mais on les restaure, car ils représentent une grande valeur patrimoniale. Le Vietnam et le Maroc sont les derniers pays à continuer leur production selon les règles de l’art du 19e siècle. Une seule petite société en France (Pézenas) a ressorti le matériel de 1910 et restaure aussi les carreaux anciens.
À Singapour, Mr Lau Sze Siong, patron de la An Huat Trading LTD, sur Zion Road, en rachetant une manufacture vietnamienne, a hérité des catalogues des motifs traditionnels des 19e et 20e siècles, qu’il reproduits à l’identique. Il affirme être désormais le leader de la production mondiale de carreaux de ciment. Afin de proposer des collections plus contemporaines, les producteurs de carreaux font désormais appel à de grands designers et stylistes comme Hilton McConnico ou Robert le Héros. La Huat Trading a fait appel au designer singapourien MikeTay. Philippe Starck, grand fan de ces carreaux, s’est amusé à les utiliser en patchwork pour décorer les sols de l’hôtel M Social à Robertson Quay.
Vous pouvez en voir, anciens ou modernes, dans beaucoup d’autres endroits de Singapour, comme les shophouses, passages, arcades, restaurants, cafés et grands magasins. Alors regardez où vous marchez, cela vaut son carreau d’or !...
Remerciements sincères à Victor Lim, Ho Weng Hin, Fr John Chua et Lau Sze Siong.