Édition internationale

Patrick et Pierre Deville à Shanghai: "Roman sans fiction et photos sans l'humain"

Dimanche 1er juin dernier, l’écrivain français Patrick Deville et son fils musicien et photographe Pierre Deville participaient à un café littéraire organisé par l’Alliance française de Shanghai. À l’occasion de la traduction en chinois du livre de Patrick Deville Amazonia, il revient dans une interview sur le projet d’une vie, Abracadabra, son processus d’écriture et ses relations filiales.

Photo du café littéraire Photo du café littéraire
Pierre Deville, photographe et musicien, François Chambraud, directeur de l'Alliance Française de Shanghai, Gaultier Roux, maître de conférences à l'Université Fudan, Zhang Qianru, interprète et Patrick Deville, écrivain.
Écrit par Noémie Valery
Publié le 9 juin 2025, mis à jour le 10 juin 2025

J’écris des romans sans fiction

Pouvez-vous revenir sur le nouveau style de roman que vous avez choisi pour votre projet Abracadabra, le roman sans fiction ?

J'avais déjà écrit cinq romans aux éditions Minuit jusqu’à 2000, dans cette maison très particulière post numéro 1. Mais, assez vite, avant même d'avoir fini d'écrire ces cinq romans, ça ne me convenait plus. J'ai changé d'éditeur et de manière. Ces cinq premiers romans étaient des romans de fiction, ce qui pour moi n'était pas un pléonasme. Parce que je me sentais trop à l'étroit dans cette manière d'écrire, j'ai cherché pendant des années une forme nouvelle, avec principalement comme but de pouvoir utiliser tous les genres littéraires à l'intérieur d'un seul livre.

Le but était donc d'inventer une forme de roman sans fiction, qui repose sur des faits réels, des personnages réels, des histoires réelles, mais que j'écris d'une manière romanesque. L'invention est seulement littéraire, mais il n'y a pas d'invention de personnages, de lieux ou d'événements. J'ai donc construit ce genre de forme, sans fiction.

Je fais le tour du monde avec mes livres

Votre livre Amazonia fait partie de votre projet Abracadabra, pouvez-vous nous expliquer ce projet plus en détails ?

Abracadabra, c'est une formule magique, qui se compose de 12 livres sans fiction, sur 12 lieux différents de la planète. Dans ces 12 romans, il y a une progression géographique : 6 romans qui effectuent un tour du monde dans un sens, de l'ouest vers l'est, au milieu le numéro 6, le livre en France, et ensuite il y a encore 6 romans qui font un deuxième tour du monde, de l'est vers l'ouest, sur 6 autres endroits de la planète. Ces livres sont indépendants les uns des autres, mais en même temps, il y a des personnages et des événements qui reviennent. Il y a aussi une progression historique. Tous ces romans commencent l'année 1860 jusqu'à aujourd'hui.  L'année 1860 est une année plutôt particulière, car c'est le début de la mondialisation. C'est le moment où, pour la première fois, tous les événements sur la planète sont connectés.

Ce projet est toujours en cours d'écriture, mais vous connaissez déjà l'ensemble des 12 destinations. Comment les avez-vous choisi ? 

C'est purement subjectif. C'est les endroits où j'avais envie d'aller, de voir et de chercher. C'était le goût d'aller voir alors que je ne savais pas ce que j'allais trouver. Et ensuite, ce sont des allers-retours entre la bibliothèque et le terrain. Une grande partie de mon travail de recherche se fait d'ailleurs en France. 

Taba-Taba, une histoire de père en fils

Vos livres sont denses en information, en histoires et en personnages, comment parvenez-vous à les structurer ?

Ces livres ne sont pas faits au moule. Chaque livre a une forme différente. Il y a, pour moi, trois temps du travail. Le premier temps, qui dure des années, c'est la recherche du matériau. C'est-à-dire à la fois en bibliothèque, les archives et puis les séjours répétés sur les lieux. Il y a un deuxième temps qui dure des mois, qui est justement la recherche de la forme, de ce que je vais utiliser ou ne pas utiliser de mes carnets. Et puis, après, dans un troisième temps, il y a l'écriture. Celle-ci vient après la forme, elle est brève, c’est ce qui prend le moins de temps au final.

Comment vous est venue l’idée de faire ce voyage en Amazonie avec votre fils ? Comment s’est déroulé ce voyage ?

Amazonia, c’est le septième livre de la série, donc le premier du deuxième tour du monde. Géographiquement, c'est une traversée du sous-continent latino-américain sur la ligne de l'équateur, de l'océan Atlantique à l'océan Pacifique, jusqu'aux îles Galápagos. C'est aussi beaucoup une navigation puisqu'il se trouve que le fleuve Amazone est à peu près horizontal sur la ligne de l'équateur. Avant Amazonia, j'avais écrit Taba-Taba, qui est le livre français, dans lequel j'avais utilisé des archives familiales, et donc des histoires de père et de fils, de moi avec mon père, de mon père avec son père, etc., jusqu'à 1860.

Peu à peu, nous avons eu l'idée d'entreprendre ce voyage amazonien ensemble pour reprendre ces histoires de père et de fils. Et donc pendant cette navigation, je prenais des notes dans mes carnets pour écrire ce livre, Amazonia, et de son côté, Pierre faisait son travail photographique et ses aventures indépendamment. Nous avons suivi l'Amazonie de l'Est à l'Ouest, remontant de l'Atlantique vers le sud.


Je découvre les livres de mon père 

Pierre Deville, comment décrire votre relation père-fils et auteur-lecteur ? 

D'abord, ça n'est absolument pas un projet commun. Ce projet amazonien, c'est vraiment celui de Patrick. Il m'a proposé de l'accompagner pour écrire au présent ses histoires père-fils. C'est de 1860 à aujourd'hui. Moi, j'étais le fils du présent, mais nous n'avons jamais travaillé ensemble.

Ensuite, le rapport que j'ai à l'œuvre de Patrick, c'est un rapport de lecteur un peu particulier, évidemment, parce que Patrick me raconte beaucoup ses voyages, des anecdotes. Donc, j'ai une proximité peut être un peu particulière et je ne suis pas un lecteur tout à fait neutre. Mais on a beau connaître un écrivain, on ne le découvre qu'en étant lecteur et donc, finalement, en étant lecteur de Patrick, je reste un lecteur. Je le connais un peu comme je peux connaître Pierre Lotti, Patrick Modiano.

Mes photos mettent l'humain à distance

Cette expérience amazonienne vous a-t-elle donné le même goût du voyage que votre père ?

Durant la conférence, Patrick évoquait deux types d'écrivains possibles, les renards, qui vont chasser ailleurs, et les hérissons, qui restent quelque part, comme Marcel Proust. Ça vaut peut-être aussi pour le travail photographique ou dans la vie en général. Je suis plutôt un hérisson, donc ça ne me déplaît pas de voyager, mais je n'en ressens pas la nécessité.

Pour ce café littéraire, vous avez présenté une sélection de photos prises en Amazonie ainsi qu’un assemblage de celle-ci sous forme de court métrage. Comment avez-vous fait cette sélection ?

J'ai en tout à peu près 400 images de prises pendant ce voyage. Les possibilités de combinaison et de sélection sont assez grandes. Et aujourd'hui, j'ai choisi des images qui, j'espère, peuvent fonctionner sans légende, sans texte et qui, je crois, sont un peu silencieuses ou calmes parce que disons qu'il n'y a qu'une seule chose à voir à chaque fois, qu’un seul sujet par photo, un sujet assez simple.

En ayant axé cette sélection récente sur la mise à distance des sujets, j'en suis arrivé finalement à sélectionner beaucoup de photographies où il y a même la disparition du sujet humain. Cette distance avec la personne humaine tend vers le paysage.

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