Lorsqu’elle résidait encore à Shanghai, l'historienne récemment décédée Tess Johnston m’avait proposé de faire des recherches sur un certain Baron Reginald Auxion de Ruffé. Cet avocat et écrivain s’est distingué pendant la période des années 30 par ses sympathies pro-japonaises. Mais quelle est au juste l'histoire de ce personnage? Retour sur l'une des périodes les plus sombres de Shanghai et un mystère encore non élucidé à ce jour.


Un baron dans la Concession Française
En 1941, le Baron Reginald Auxion de Ruffé a 66 ans. Cette figure de la communauté française de Shanghai issue d'une grande famille du Sud- Ouest, est installée depuis 30 ans en Chine. Après une promotion-éclair comme juge en Indochine, Auxion de Ruffé est venu tenter sa chance dans la très riche Shanghai de l'après-guerre. Outre ses activités d'avocat, le baron se distingue par de nombreux essais et ouvrages sur la situation politique de la Chine de son époque, y critiquant vivement la République de Sun Yatsen qu'il considère xénophobe et corrompue. Parmi ses écrits, "Chine et Chinois d'aujourd'hui: le nouveau péril jaune" parait en 1926, et "La Chine est-elle devenue folle?" en 1928.
Un paysage politique plus que troublé
A partir de 1932, les cartes à Shanghai sont rebrassées en Asie sous la poussée du Japon, qui commence à affirmer ses ambitions expansionnistes. En 1937, l'agression japonaise en Chine conduit à la mise en place par Wang Jingwei d'un gouvernement fantôche à la botte des Japonais qui s'installe à Nanjing. Chiang Kai Shek, quant à lui, n'a eu d'autre recours que de s'exiler à Chongqing. En France, des intellectuels, comme Drieu la Rochelle, flirtent avec les mouvements droitistes tels que l'Action Française, à la fois catholique, antisémite et antiparlementaire. C'est dans ce contexte sulfureux qu'Auxion de Ruffé, contribue de son côté au journal pro-nazi Gringoire, devenant à cette époque conseiller spécial auprès de la municipalité pro-japonaise de Shanghai dont le maire est Fu Xiao’an. Cette dernière relation lui attirera de nombreux ennemis dans la Chine en guerre.

Le crime du 13 juin 1941
Le 13 juin 1941, lorsque le Baron Auxion de Ruffé se rend à peu près vers 9:00 de son domicile du 56 de la rue Massenet, l'actuelle Sinan Road, jusqu’à son bureau proche du Quai de France, dans l’immeuble Sainte Anne, au 46 rue du Consulat, la rue Jingling actuelle, il ne se doute pas qu’il est attendu par deux assassins. Ce jour-là, pour son malheur, ni l’ascenseur, ni la lumière ne fonctionnent, conséquence des restrictions d’électricité imposées par les Japonais à Shanghai. Or, deux Chinois vétus à l’européenne ont suivi l'avocat. Lorsque celui-ci parvient au troisième étage où se situent ses bureaux, il reçoit trois balles entre les omoplates et s'écroule. Il a à peine le temps d'entendre ses agresseurs s’enfuir par la rue Laguerre, actuellement rue Yong An, qui mène à la ville chinoise toute proche. Auxion de Ruffé décèdera pendant son transfert à l’hôpital Sainte-Marie, le Ruijin Hospital d'aujourd'hui.
Série d'assassinats sur fond de guerre
Si cet assassinat frappe les esprits, du fait de la notoriété du personnage qu'est alors Auxion de Ruffé dans la Concession Française, il n'est pourtant que l'un d'une longue série commencée la fin de l'année précédente. Ainsi le 10 octobre 1940, Fu Xiao’an, le maire de Shanghai ami d'Auxion de Ruffé, est éliminé de façon spectaculaire: C'est en effet son propre cuisinier qui va le décapiter pendant son sommeil. A peine un mois après, c'est au tour d’Edouard d’Hooghe, autre personnalité liée à la collaboration avec les autorités japonaises d'être tué. Il avait notamment supervisé le transfert des juridictions chinoises de la Concession au gouvernement de Wang Jingwei. Il sera abattu alors qu'il rejoignait son domicile situé dans l'immeuble Magy, rue Lafayette, Fuxing Lu actuellement. Le mois précédent l'assassinat du baron de Ruffé, Ying Zanjing, inspecteur de la Western Shanghai Area Special Police en charge de rattacher celle-ci au commandement japonais, est égalemnet tué par deux faux étudiants chinois qui l'attendaient devant sa maison de la rue Wenzhou. Le dernier de cette liste macabre est le Commissaire Adjoint Akagi Chiyuki, éxécuté moins d'une semaine après Auxion de Ruffé, alors qu'il conduisait sa femme à l'hôpital en voiture, près de la rue Yuyuan par deux assaillants. Mais qui sont les commanditaires de ces crimes ?

Les Chemises Bleues de Chiang Kai-shek
Depuis 1938, la Société des Chemises Bleues (Lan Yi She en chinois), un groupe de tendance fasciste créé par Chiang Kai-shek et le Bureau Militaire et Statistique ou Juntong, les services secrets commandés par le général Dai Li, traquent et éxécutent impitoyablement tous les collaborateurs de l'occupant japonais. Autrefois utilisées contre les communistes, ces factions disposent dans le Shanghai des années 40 d’une quarantaine de tueurs professionnels, passés maîtres dans l’art du déguisement. Les cibles sont directement désignées par le gouvernement chinois en exil à Chongqing. Il ne fait à peu près aucun doute que les éxécutions de mai et juin 1941 sont l'œuvre de ces professionnels de l'élimination violente. Cette hypothèse est renforcée par le fait que cette clique peut compter sur l’appui du plus célèbre des gangsters shanghaiens, le fameux Du Yuesheng, autrefois maître du traffic de l’opium, dont les positions sont, il est vrai, affaiblies pendant la guerre. Celui-ci doit en effet se cacher à Hongkong puis à Chongqing, ne bénéficiant plus de la protection de la police française corrompue dans la Concession.
Epuration et réglements de comptes
Ceci étant, la fin de la guerre avec le Japon sera suivie par une véritable campagne d’épuration, officielle celle-là, comme en témoigne le procès de Roland Sarly qui, à la tête des Relations Extérieures de la Police, est accusé d'avoir livré aux Japonais les espions chinois arrêtés dans la Concession. Bien que celui-ci soit finalement relaché, cette période est l’occasion de réglements de comptes personnels sous couvert de la politique. Ainsi l'architecte Alexandre Léonard, l’associé de Veysseyre qui réalisa le Cercle Sportif Français, disparaîtra mystérieusement en 1946, probablement lors d’une de ces “bavures”, de la part de policiers il y a peu au service des Japonais. L'ironie du sort veut qu'il habitait dans l'immeuble Magy où résidait précisément Edouard d'Hooghe en 1940.
Alors crime politique par l'armée chinoise de l'ombre ou réglement de compte ? A ce jour, le cas Auxion de Ruffé reste non-élucidé et son fantôme hante encore les marches du 48 de la rue Jingling, près du Bund, alors que le quartier, lui, est en pleine rénovation. Pour combien de temps encore ?
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