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ART CONTEMPORAIN - Liu Xi, une incarnation du féminisme en Chine

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Liu Xi dans son atelier
Écrit par Caroline Boudehen
Publié le 28 avril 2019, mis à jour le 28 avril 2019

Engagée, l’artiste chinoise dévoile une œuvre sculpturale volcanique et fragile, positionnant le dialogue entre genres au cœur de son travail. Message adressé aux femmes, son exposition rappelle l’urgence et la nécessité de se dépasser, en faisant de la confiance en soi son cheval de bataille. La jeune trentenaire, née dans un village du nord de la Chine, est représentative d’une première et nouvelle génération de femmes : celle qui, malgré le poids des traditions – même s’il tend à s’alléger, reste toujours enraciné - lui choisit l’épanouissement personnel. Mais à quel prix ? Depuis près de 70 ans, le statut des femmes en Chine a connu un changement fondamental, même s’il reste un sujet controversé dans le pays.

Dans l'histoire chinoise, les femmes ont connu une position très inférieure à celle des hommes : obéissance sans conditions au père, au mari puis au fils, interdiction de participer à la vie sociale, bandage des pieds… La fondation de la République Populaire de Chine, en 1949, a produit une profonde rupture sociétale en mettant en place des lois pour accorder un statut et des droits identiques aux femmes et aux hommes, dans tous les domaines de la société. Les mariages arrangés ou forcés ont été abolis, et un mouvement d'alphabétisation des femmes a également été lancé. « Les femmes soutiennent la moitié du ciel » : ce slogan maoïste a marqué le début d’une idéologie de l’égalité des genres, et a encouragé dès lors les femmes à faire partie intégrante du développement économique du pays. Depuis, le statut des femmes n'a cessé d'évoluer en Chine : « Les femmes sont actuellement majoritaires parmi les étudiants universitaires et aussi parmi l’ensemble des travailleurs du pays, avec une participation de 61 % des travailleurs, équivalente à celle enregistrée en Suède et au Canada. La Chine compte 49 femmes qui sont devenues des milliardaires, ce qui représente deux tiers du nombre total. »*

En revanche, même si les femmes ont gagné en indépendance économique, et deviennent plus libres de poursuivre leur propre voie en Chine, des discriminations importantes existent toujours, en termes d’emploi, de politique, de statut marital et juridique. Les préférences traditionnelles pour les garçons ont aussi fréquemment causé des avortements sélectifs et une large disparité de genre dans le territoire. De même, l’attachement idéologique à l’égalité de genre ne se reflète pas vraiment dans la réalité...

Rencontre avec Liu Xi à l’occasion de son exposition Earth in my hands, Fire in my heart à la galerie Art+ Shanghai jusqu’au 2 juin 2019.

 

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Le Petit Journal Shanghai : Comment s’est déroulé ton parcours ? As-tu toujours voulu être artiste ? Ta famille t’a-t-elle encouragée dans cette voie ?

Liu Xi : Je suis née dans un petit village du Shandong, dans le nord de la Chine, et mes parents s’attendaient à avoir un garçon. D’ailleurs, pendant mon enfance, je me suis toujours habillée comme tel… et ce n’était pas par choix ! Mes parents ont toujours regretté que je sois une fille… Ainsi, quand les examens pour se présenter à l’université ont eu lieu, j’ai travaillé très dur pour saisir la chance de partir à la CAFA (Central Academy of Fine Arts, NDLR), à Pékin. Pour enfin pouvoir quitter mon village. C’est cela qui m’a poussé à intégrer la CAFA : l’envie de fuir, et pas un goût prononcé pour l’art ou la création. C’est le meilleur moyen que j’ai pu trouver.

J’ai pu accéder à une forme de liberté que je n’avais pas connue jusqu’alors. Je n’avais pas du tout confiance en moi à cette époque, et je me sentais vraiment déprimée. En fait je ne comprenais pas pourquoi, en tant qu’adolescente, je n’arrivais pas à juger les choses par moi-même, à faire les choses selon mes propres choix. Aller à la CAFA a été ma seule option, et a marqué une rupture avec mon identité "d’avant". Je me suis lancée dans la peinture au début, j’ai pris le temps de me découvrir par ce medium. Pendant 5 ans d’université, j’ai pris le temps, essentiel, de découvrir qui j’étais. Quand je pense à ma mère, mes parents, qui ne se connaissent pas eux-mêmes… Comment être capables d’éduquer des enfants et les guider dans leur épanouissement ? Ces années d’études ont été un long cheminement, je n’avais pas vraiment de soutien, d’encouragement… ça n’a pas été facile mais ça m’a ouvert une voie.

J’ai commencé à travailler à mi-temps pour pouvoir vivre comme je l’entendais – mes parents ne m’ont jamais donné d’argent, mais ce n’était pas un problème pour moi. Lorsque je pensais à l’avenir, même avec un diplôme en poche, je me posais beaucoup de questions, que devrais-je faire, trouver un travail ? Lequel ? Comment continuer en m’épanouissant ? Que voulais-je vraiment ? Alors à la CAFA, j’ai décidé que ce serait l’art, la sculpture en l’occurrence, et j’ai eu raison. J’ai eu un feeling. C’est l’art qui m’a vraiment permis de vivre une vie avec du sens, une vie "vivante". Cela m’a permis de m’exprimer, exprimer les relations entre les personnes, explorer l’intimité. Je me suis sentie libérée pour la première fois de ma vie.

 

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Where are we now ?, Porcelain, size varies, 2019
 

Tu as beaucoup voyagé et déjà exposé à l’étranger, mais c’est la première fois en Chine. Que ressens-tu ?

C’est très excitant pour moi. Cette galerie a décidé de me faire confiance, et m’encourage. J’ai réalisé les œuvres que je voulais... Je suis très reconnaissante. Je peux être moi-même ! Bien sûr cette exposition a lieu en Chine, mais cette galerie est plutôt internationale. C’est donc une sorte de connexion avec mes dernières expos à l’étranger. Du côté familial, excepté mon mari, qui est un support omniprésent, on ne prête pas attention à ce que je fais… Ma sœur sait que j’expose mais elle ne s’y intéresse pas. Ma mère et ma tante le savent aussi, mais… elles sont très occupées, elles ne viendront pas.

 

Ton travail est puissant, on sent quelque chose d’urgent dans ton œuvre. Et en même temps, tu utilises des matériaux fragiles et délicats (porcelaine, verre). Est-ce ainsi que tu perçois le genre féminin ? Fort et fragile ?

Selon moi la fragilité et la solidité sont en chacune et chacun d’entre nous. Peu importe la personne, le genre, le caractère. Ce sont des éléments universels, tout le monde est connecté à travers eux. Maintenant concernant la féminité, je suis une femme, je ne peux pas l’occulter, ça fait partie de moi. Donc je donne ma vision, selon mes perspectives personnelles, j’ajuste mes doutes. Le genre est important, mais je ne pense pas que ce soit à travers une compétition entre hommes et femmes qu’on le définit. Le féminisme est une conscience…

 

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Our God is Great, Porcelain, Indian ink, size varies, 2018-2019
 

Quelle a été l’évolution de ta vision artistique ?

Lorsque les questions se connectent avec mon travail, j’obtiens un résultat. J’ai toujours travaillé avec les questions que je me pose dans la vie, c’est ma matière première. La connexion entre les couleurs que je vais choisir, les matériaux que je vais utiliser sont essentiels. C’est de cette connexion que dépend le résultat, l’œuvre que je veux réaliser. Tout cela émerge lorsque je trouve le bon canal pour lier questions et réponses. C’est un acte. Et les actes sont importants.

 

Chaque œuvre ici est aussi plus concrète, organique, que symbolique. Le dessin explicite d’organes génitaux féminins que tu pétris est à chaque fois unique : que représentent ces variations pour toi ?

Mon parcours, mon enfance et aussi mes voyages ont été très importants. Ils ont été fondateurs pour moi, dans la représentation de la femme dans mon œuvre, mais aussi sa place dans le monde. Par exemple ma résidence d’artistes à Bali m’a fait comprendre, m’a fait vivre de l’intérieur la place qu’occupent les femmes, leur emprisonnement. Ça met en perspective ma propre culture… Comment rendre ta vie meilleure quand tu es une femme dans ce pays ? Ce n’est pas une histoire de compétition avec les hommes, ni de plaintes quotidiennes… Je pense que c’est par toi-même, c’est toi le canal qui permettra de faire de ta vie quelque chose de meilleur. C’est très important pour les femmes de se connaitre elles-mêmes pour commencer. Qui suis-je, quel est mon but ? Comment l’atteindre ? Tout commence par la connaissance de soi. C’est unique… mais universel.

 

Comment procèdes-tu à la création d’une œuvre : as-tu déjà en tête la forme aboutie qu’elle prendra ? Ou au contraire laisses-tu aller tes mains et ton esprit durant le temps de création, sans connaître le résultat final ?

C’est un mix. C’est une part de rationalité… et d’accident. Car le matériau a ses propres qualités, et on ne peut jamais prévoir à 100% sa réaction. J’ai toujours une idée fixe de ce que je veux créer, mais je laisse aussi la place au matériau de s’exprimer. Je connais le concept, je pars d’un point A pour aller vers un point B mais il se peut qu’il y ait des détours, et que le point B se déplace un peu…

 

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Our God is Great, Detail, Porcelain, Indian ink, size varies, 2018-2019

 

Est-ce une provocation pour toi d’exposer ces œuvres (les 52 vulves en porcelaine, NDLR) ?

Absolument pas. Il s’agit de la nature humaine ! Hommes et femmes doivent faire face à leur corps au quotidien.

 

Vois-tu un dialogue dans tes œuvres, ou plutôt une lutte ?

Les deux. Mais il s’agit plutôt d’un soulagement. Il y a un point douloureux, puis lorsqu’il est atteint, je me sens mieux, libérée. J’utilise l’argile, la porcelaine pour transformer mes informations, mes émotions… Pour dépasser ce point de douleur et atteindre cette sorte de libération. Et je pense que chaque sculpture résonne avec les peines, les interrogations de chacun-e. Car tout le monde connait ou a connu une peine, une tristesse… et peut mettre une distance, pour la regarder, et s’en détacher.

 

Te considères-tu comme une artiste engagée ?

J’ai un message fort à dire, oui, bien sûr. J’ai besoin d’exprimer ma voix, selon ma perspective, et au nom de mon genre. Vous savez, je suis retournée dans ma ville natale, et je suis la seule fille à avoir quitté cet endroit, à l’inverse des garçons, qui ont eu la chance de recevoir une éducation… Et je pense aux millions de femmes dans ce cas ! Donc j’aimerais, j‘en parle en tant qu’exception, c’est-à-dire que c’est possible, que ces femmes, avec un passé identique au mien, puissent trouver ce quelque chose en elle-même pour se hisser au-delà de tout ça.

 

Qu’est-ce que le féminisme pour toi ?

Je ne sais pas exactement. C’est un mouvement qui est tellement différent d’un continent à l’autre, qui est en rapport avec sa propre culture. En Chine, je pense que les femmes doivent vraiment s’attacher à éclaircir leur vie, leur vision de la vie. Je le dis parce que je suis chinoise, et que c’est ainsi que l’on peut décider de sa voie : en se connaissant soi-même.

 

Quelle est ta vision à propos de la place de la femme en Chine ? Du mouvement #metoo ici ?

Je pense que les nouvelles générations sont pleines d’espoir, et que les femmes commencent à mieux savoir ce dont elles ont besoin, ce qu’elles veulent pour elles-mêmes, et comment améliorer leur vie. Vous savez, ce mouvement #metoo en Chine, ça a été un "moment" comme un autre sur WeChat : un jour un buzz, pour moi ce n’est pas comme ça que les choses changent ou évoluent. Les gens oublient. Il est plus important de penser à soi en tant que femme, en termes d’identité, d’aller profondément vers cette question plutôt que de s’identifier à un mouvement. On ne peut pas toujours s’attacher aux mouvements, alors qu’à soi, à ce qu’on est vraiment, oui.

 

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Liu Xi par Pablo Fuentes
 
* Les femmes en Chine, en monde entre liberté et contrôle, Erick Tjong, en partenariat avec l’Observatoire Pharos du pluralisme des cultures et des religions, pour Saphirnews.com.

 

Informations pratiques : 

Exposition Earth in my hands, Fire in my heart, à la galerie Art+ Shanghai, 191 South Suzhou Rd (Jusqu’au 2 juin 2019).

 

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Caroline Boudehen Le Petit Journal Shanghai
Publié le 28 avril 2019, mis à jour le 28 avril 2019

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