Édition internationale

Le dur plaisir d'être lecteur

Pourquoi les gens pensent qu’on a presque tout lu ? Le vrai lecteur ne lit pas seulement des livres, mais le monde et les horizons qui se dessinent. Un éloge de la lecture et des amitiés littéraires.

Marc Sony RicotMarc Sony Ricot
Marc Sony Ricot - Photo de Lesly Dorcin
Écrit par Marc Sony Ricot
Publié le 1 août 2025

 

 

Mon téléphone n'arrête pas de sonner. Le cœur en détresse, je me demande qui ne cesse de m’appeler si tard la nuit. Est-ce ma mère? Sa maladie s'aggrave, les bandits de Port-au-Prince envahissent son quartier. Une urgence. On vit sur le fil. Pourquoi je n’ai pas mis cet appareil en mode silencieux. Une heure du matin, c'est l'heure où je rêve d'Haïti, de mes amours et d'autres trucs importants de la vie.

 

Malheureusement, quand on vient d’immigrer, la nuit ne porte pas conseil. Elle se contente de faire remonter les absents, les parfums d’enfance et on ressent comme une crampe, cette solitude inédite qu’aucune langue ne sait dire. Des milliers d’idées s’agitent dans ma tête. Elles tournoient, se cognent. Je n'ai pas décroché, j’ignore l'appel avec nonchalance. J'ai peur de voir le nom affiché sur l’écran. Mon cœur a trop d'urgences à gérer en tant que nouvel arrivant en Amérique du Nord. Le son envahit la nuit, un souffle qui l’étouffe. J'aime bien cette sorte de légèreté. Le téléphone sonne, insistant. Je sais que si je décroche, tout bascule. Alors je reste là, immobile. La chute est prête, mais je la nie.


 

Je gagne quelques secondes contre la tempête. Juste assez pour vivre un peu. Un nouveau message retentit. Bon, là, ce n’est pas de la blague. L'urgence est vraiment urgente. Je vérifie parce qu'il vaut mieux garder une certaine mesure dans l’ironie. Un appel manqué. Quatre nouveaux messages. C'est Frances. “Hello Marc ! Je suis en train de lire “L’ignorance” de Milan Kundera. Je ne sais pas, ça fait un peu bizarre de t'écrire. Tu dors sûrement à cette heure, mais je voulais te le dire tout de suite”.


 

Je sens le poids qui écrasait mon cœur s’envoler, tout à coup. Je m’allège. Mon esprit s’éclaire, apaisé. Il n’y a rien. Je ne réponds pas à son message. Une haïtienne qui lit, dans une chambre en Floride, à une heure du matin, un bouquin d’un écrivain Tchèque. Il n’y a aucune urgence en cela. Elle envoie un autre message, sans pause. C'est la photo de la page 39, avec un passage surligné en bleu. Ses ongles, rouges au bout, tiennent la page. “Sur l’avenir, tout le monde se trompe. L’homme ne peut être sûr que du moment présent. Mais est-ce bien vrai ? Peut-il vraiment le connaître, le présent ? Est-il capable de le juger ? Bien sûr que non. Car comment celui qui ne connaît pas l’avenir pourrait-il comprendre le sens du présent ? Si nous ne savons pas vers quel avenir le présent nous mène, comment pourrions-nous dire que ce présent est bon ou mauvais, qu’il mérite notre adhésion, notre méfiance ou notre haine ?”.

Je serai disponible un peu plus tard”.

 


 

Pas tout lu ? 

‘’Je serai disponible un peu plus tard.” Sans faute, elle voudra savoir ce que je pense de ce livre. Frances pense que j’ai lu tous les livres qu’elle est en train de lire. Quand elle achète un nouveau bouquin, elle ne me demande pas si je l’ai lu ou pas, elle planifie une discussion. Elle me parle des personnages, comme si je les connaissais. Quand elle va à la librairie de son quartier en Floride, elle m’envoie la photo du rayon, le livre choisi. Elle me met au parfum de sa vie de lectrice. Elle a un carnet relié à la main chez un artisan relieur, un sac de livres en lin bio, une liseuse Kindle, des bougies parfumées, même son marque-page est luxueux. "Si on ne peut pas avoir le luxe comme citoyen, on peut l’avoir comme lecteur." Elle a toujours un budget pour la littérature. Un peu snob parfois, tu as le dernier Douglas Kennedy ? Elle sait bien que je ne l'ai pas. 


 

Frances s’informe rarement de ma santé. Elle lâche tout de go : ‘’Qu’est-ce que tu es en train de lire ?’’ Comme si, à partir de ma lecture, elle pouvait deviner mon humeur. Parfois, ça peut arriver. Si une femme plus âgée que vous vous quitte, il ne faut pas lire "La promesse de l’aube" tout suite. 


 

Je me laisse aller aux plaisirs malins de Frances. Elle ne pense pas que j’ai une vie après les livres. Dans sa tête, je ne suis pas un citoyen, mais un lecteur. Elle n'imagine pas que j’aime la musique, rencontrer des amis, les bonnes bouffes de ce restaurant iranien. Me promener. Cuisiner un bon plat de spaghettis avec des saucisses. Je ressens le même plaisir devant un bon match de foot que lorsque je lis un roman d'Amélie Nothomb. J’aime le bruit que fait la porte de mon frigo quand il y a de la bière tchèque dedans, elle ne sait pas tout ça. Elle ignore aussi que devant une toile de Matisse, je ne fais rien d’autre que penser, aller loin, dans l’univers mystérieux de ce génie. Je ne suis pas le lecteur que Frances pense que je suis. Elle croit que je lis tout : les noms de rues, les panneaux, les contrats, les livrets d’instructions... Il m’arrive de ne pas pouvoir utiliser ma nouvelle théière parce que je ne sais pas comment m’en servir, alors que le livret est là, il suffirait de lire. Elle croit que je lis ces papiers que la banque nous demande de signer. Ma pauvre Frances.


 

Elle voit en moi juste un robot qui lit des livres, dans un appartement à Montréal. Qui ne fait rien d’autre que lire. Une sorte de machine : on appuie sur un bouton, et il vous parle de Gabrielle Roy, du romantisme français, de Jean Anouilih ou de Samuel Beckett, de Gary Victor ou de Yannick Lahens... 

 

Ça sonne. Je décroche. À peine ai-je dit : "Allô petite bourgeoise de L'Amérique du Nord!" Elle lance : ‘’Tu lis, tu écris ? Je ne veux pas te déranger’’. Pourquoi elle imagine que je suis un homme de papier. Peut-être parce qu’on s’est rencontrés dans une librairie à Port-au-Prince ? Non. Tous ceux qui visitent les librairies ne sont pas forcément des lecteurs. De la même façon que tous ceux qui fréquentent les aéroports ne sont pas forcément des voyageurs. 

J’ai 28 ans. Ça me fait précisément 1451 semaines sur terre. Si depuis ma première semaine au monde je lisais deux livres par semaine, j’en serais à 2902 livres. Ça me paraît peu. Très loin de ce qu’on voit quand on pense à ceux qui « ont tout lu ».

Il me reste 624 semaines avant mes 40 ans. Si je lis deux livres par semaine d’ici là, j’en lirai encore 1248. Et ce sera encore peu. Ou même impossible. On ne peut pas lire "Le Nom de la rose" en une semaine. Il faut se méfier des lecteurs qui lisent vite, comme si la fin du monde était prévue pour dimanche. 

 

Je suis à la bibliothèque publique de Westmount. C’est l’une des plus belles bibliothèques que j’ai visitées. L’immeuble est entouré d’arbres, et un oiseau peut vous interrompre au milieu d’une phrase de J. D. Salinger. Je feuillette une circulaire. Pour leur 125e anniversaire, ils ont fait ce qu’ils appellent "Livres par décennie". Pour eux, les trois meilleurs livres des années 2000 sont "Incendies" de Wajdi Mouawad, "Ensemble, c’est tout" d’Anna Gavalda, "Les Années" d’Annie Ernaux. Je ne les ai pas encore lus. Si c’était Frances, elle penserait que je les avais déjà lus. Elle m’appellerait pour me demander mon avis.

 

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