Dans cette chronique, Marc Sony Ricot raconte comment quelques personnages de fiction l’accompagnent, pourquoi il aime lire, et comment l’art nous relie aux autres en laissant des traces dans nos vies.


J’ai toujours considéré les personnages des romans ou des films que j’ai aimés comme des êtres vivants. Des gens qu'on peut toucher, qui existent quelque part dans le monde, qui respirent, vieillissent et disparaissent dans le vide du monde. Certains sont morts, d’autres continuent leur route, comme des amis qu’on perd de vue. Forrest Gump, l’un de mes films préférés, a longtemps été de ceux-là. Je croyais qu’il existait vraiment, avec ses chaussures usées, ses phrases pleines de naïveté et de sagesse. Je me disais qu’un homme pareil devait bien vivre quelque part aux États-Unis.
J’ai vu le film pour la première fois chez ma tante Clotilde Prioly, durant mon adolescence aux Gonaïves. L'adolescence, c'est l'âge du regard, des rumeurs. On écoute, on regarde, on aime sans rien comprendre, pas du tout. Je l'ai regardé après plusieurs années, et je trouve dans ce personnage une vraie leçon de courage, une certaine espérance qui me touche assez profondément. J’ai toujours aimé les œuvres qui donnent une certaine espérance.
Quand j’écoute une chanson, lis un livre, regarde une toile, ou un film au cinéma du coin, je cherche toujours une certaine espérance. Dans le chaos du monde, je cherche en l’art quelques espoirs et tendresses. On ne le trouve pas tout le temps. Mais les œuvres où il y a de l’espérance tracent parfois des chemins pour nous. J’ai toujours besoin d’un chemin. Un chemin pour aller vers l’autre, comprendre l’alphabet de ce cœur.
J’ai découvert, après plusieurs années, que Forrest n’avait jamais existé. Il n’était pas ce voisin lointain que je m’imaginais, mais le héros d’un roman publié en 1986 par Winston Groom, adapté au cinéma en 1994 par Robert Zemeckis, avec Tom Hanks dans ce rôle inoubliable. Forrest Gump est une métaphore. À travers son innocence et son regard, le film raconte l’Amérique : la guerre du Vietnam, le scandale du Watergate, le mouvement hippie, les bouleversements sociaux et politiques d’un pays en marche. Forrest court, et c’est toute une nation qui court avec lui, portée par ses contradictions, ses folies et ses rêves.
Le merveilleux
Charles Bovary et Emma, dans Madame Bovary de Gustave Flaubert. C’est un livre qui m’a bouleversé : le sentiment, le style, la force qu’il y a dans cette lecture. Je l’ai lu il y a quelques années, dans mon appartement à Port-au-Prince. Je ne sortais pas. Je suis du genre à lire un livre, un bon livre surtout, comme on fait un travail en urgence. Et je me sentais un peu bizarre : chroniqueur littéraire au Nouvelliste qui n’avait pas encore lu Madame Bovary. Je me sentais snob, avec une drôle de tête.
Charles Bovary, ce médecin de campagne, maladroit, terne, mais attaché à sa femme, est un pur personnage de fiction. Et pourtant… Ce qui frappe avec Charles Bovary, c’est que contrairement à Emma, personnage flamboyant, passionné, qui attire toutes les attentions, lui semble banal, effacé. Mais c’est justement cette banalité qui le rend vivant, presque tangible. On connaît tous un Charles Bovary autour de nous : quelqu’un de simple, de bon, qui aime sans retour, qui se laisse écraser par un destin trop grand pour lui. On le sent si vrai à la fin du livre. On se demande qui est le plus romantique entre Emma et Charles. Un jour, autour d’un café, avec quelqu’un, j’aimerais bien trouver cette vérité.
Georges Duroy, le héros de Bel-Ami de Maupassant. J’avais une copine, grande lectrice, qui m’appelait tout le temps ainsi : Georges Duroy. Je ne savais pas pourquoi. Au téléphone : « M. Duroy a passé une bonne journée? » Après quelques semaines, une envie irrésistible. Je suis entré à la Pléiade, vite. J’ai acheté Bel-Ami. C’est le livre que j’ai lu avec le plus d’avidité dans ma vie. J’ai découvert un personnage fascinant, ambitieux, séducteur, mais aussi opportuniste, qui grimpe dans la société parisienne en utilisant son charme et ses liaisons.
Mais je ne suis pas un Georges Duroy, ai-je dit à la fille. Moi, j’écrivais mes propres chroniques, il n’y avait personne qui écrivait pour moi.
Dans le roman À la vitesse de la lumière de Javier Cercas, il y a Rodney Falk. C’est un personnage brillant. J’ai aimé sa vision de la littérature et de la vie, son côté mystérieux ; j’ai toujours aimé les êtres mystérieux. Vétéran de la guerre du Vietnam, solitaire, cultivé, il est marqué par les horreurs du passé. Jim Casy, dans Les Raisins de la colère de John Steinbeck, ancien prédicateur qui a perdu sa foi traditionnelle et sa certitude religieuse. J’aime le Romain Gary de La promesse de l’aube. Il y a une sensibilité, un amour dans ce livre. C’est le livre de l’amour, de la sensibilité, de la douleur, mais aussi de la lune. Un livre qui dit qu’il faut toujours quelqu’un pour donner à cette lune d’autres couleurs, et cette personne, c’est sa maman. Si on aime la vie et sa mère, c’est le livre idéal à porter quelque part avec soi.
Toutes ces personnes, tous ces êtres de lumière m’aident à traverser la vie. Ils m’aident à espérer, à profiter de l’instant, à aimer l’autre. Je pense toujours à Claire Clarmont, le personnage d’Amour, Colère et Folie de Marie Vieux-Chauvet. Certains fleurissent en moi comme un grand arbre. Quand je pense à mon enfance, je pense toujours à ce personnage du roman de Mabanckou. Demain j’aurai vingt ans.
Quand j’ouvre un livre, je ne cherche pas seulement une belle phrase, une émotion, quelques sensibilités, une certaine lumière, mais aussi quelques personnages secondaires. Des personnes sur qui je pourrais compter, apprendre, parler aussi. Je suis un lecteur qui parle à ses personnages. Souvent, lire n’est pas découvrir, c’est rencontrer quelqu’un, construire une famille, tisser un pont pour aller vers l’autre. C’est pour cela que j’aime la littérature : elle agrandit ma famille.
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