Édition internationale

20 ans à Manille sous l'oeil du photographe Raphaël Blum

Accompagné de son appareil photo argentique, Raphaël Blum a documenté Manille pendant 20 ans. Il évoque les évolutions de l'archipel après deux décennies et le lien entre la capitale des Philippines et l'Indonésie.

Raphael BlumRaphael Blum
Écrit par Jean Bodéré
Publié le 22 septembre 2025, mis à jour le 21 octobre 2025

Qu’est-ce qui vous a conduit à consacrer deux décennies à documenter Manille ?

Je suis venu la première fois aux Philippines en 2001, attiré par la région de la Cordillère au nord de Luzon, et par Mindanao, au sud de l’archipel. Manille m’avait alors laissé une impression de désenchantement. Cette métropole ne ressemblait à aucune autre capitale du Sud-Est asiatique, comme Jakarta ou Singapour, ou d’autres métropoles d’Asie où j’avais séjourné. Après avoir initié un projet photographique sur les passants en Amérique du Sud, les suites américaines, j’ai souhaité entreprendre un travail analogue en Asie du Sud-Est, et en particulier à Manille, en 2005. J’ai commencé alors à parcourir la ville sur les deux rives du fleuve Pasig, désireux de mieux la connaitre et de la comprendre. Manille, de l’extérieur, n’a jamais joui d’une très bonne réputation. On lui associe de nombreux maux qui alimentent les peurs, auprès des étrangers comme des Philippins, lui donnant la réputation d’une ville dangereuse.

Lorsque je franchis la frontière du fleuve et m’engageai sur les docks, là où commence l’autre monde, et où il est fortement recommandé de ne pas se promener, je fis mes premières rencontres avec ces hommes aux tatouages impressionnants, les héros, ces fillettes ou ces jeunes filles aux regards attendrissants et espiègles, les princesses, qui m’ont regardé d’un air étonné, en esquissant un sourire et en m’adressant quelques mots de bienvenue. Une rencontre a alors eu lieu avec ceux de l’autre rive.

La constitution d’une documentation photographique de leurs images, m’a chargé simultanément d’une responsabilité et d’un devoir, qu’ils m’ont transmis avec ces paroles. Ne nous oubliez pas.

 

Nazareno _ Lester 2008

 

 

Parfois une fille âgée d’une quinzaine d’années venait me voir, lorsqu’elle avait mis au monde un enfant, avec le désir de conserver une image de la naissance.

 

J’ai suivi ainsi un certain nombre de personnes sur une période d’une dizaine d’années, entretenant avec elles une relation photographique. Parfois une fille âgée d’une quinzaine d’années venait me voir, lorsqu’elle avait mis au monde un enfant, avec le désir de conserver une image de la naissance. Manille a été un laboratoire d’expériences humaines. D’une année à l’autre, je leur rapportais leurs images, qui d’emblée leur revenaient.

Dans les rues de Tondo, je revisitais le Nouveau Testament. Les effigies des Santos ( Santo Nino/l’enfant Jésus, la Vierge et le Nazareno/Christ ) qui veillaient à l’angle des ruelles, s’incarnaient simultanément dans les personnes que je croisais, et qui devenaient mes modèles.

De l‘autre côté du fleuve, près de la Baie, dans les quartiers d’Ermita et de Malate, j’ai suivi les déambulations nocturnes des travestis et des princesses de la nuit, devenant occasionnellement leur confident. Si les filles m’ont parfois regardé avec une certaine méfiance, nombreuses sont celles qui sont venues, en tenues de princesses, me demander que je les photographie, comme s’il s’agissait d’un geste qui attesterait définitivement de leur statut, peu importe la réalité sociale qui se dissimule derrière le brillant de leurs robes et la hauteur de leurs talons.

 

Geraldine _ Santo Nino & Vierge 2008

 

La photographie a le pouvoir de les faire exister telles qu’elles apparaissent, leur donnant l’assurance que leur image ait bien été reconnue et appréciée. Mais elles aussi, peut-être sans qu’elles le sachent, demeurent sous la protection d’une figure tutélaire, Marie-Madeleine, la séductrice.

Mon objectif dans cette documentation sur Manille a précisément été de restituer une forme de dignité à l’ensemble des acteurs de la scène urbaine, quels qu’ils soient, et quelles que soient leurs activités. Parfois, j’ai été associé aux évènements de leur vie, en tant que parrain lors d’un baptême dans l’église de Binondo. Lorsque je revenais un an plus tard, j’essuyais alors un long time no see ! Ils m’avaient fait l’honneur d’être l’un des leurs, de faire partie de leur famille.

C’est pourquoi un travail sur la durée m’a semblé le mieux correspondre aux enjeux de ce projet, dont je n’étais pas le seul protagoniste. La majorité des images ont été réalisées entre 2005 et 2013, après quoi mes séjours à Manille ont souvent été écourtés. J’ai alors commencé à m’intéresser à d’autres régions et à d’autres sujets aux Philippines.

 

La Vierge_ Rachel 2007

 

Quelles sont les différences que vous avez pu constater entre Manille et l’Indonésie ?

 

L’archipel indonésien, le plus grand pays musulman au monde, trouve une certaine unité à travers la religion. Avec l’hindouisme, le bouddhisme, l’Islam est l’une des trois grandes religions en Asie, qui se décline différemment d’une région à l’autre. Les connexions entre l’Indonésie et les pays frontaliers, comme la Malaisie ou Singapour sont nombreuses, en raison d’une histoire et d’une langue commune, l’indonésien-malaisien.

Manille est la capitale d’un pays qui a majoritairement fait acte d’allégeance, lors de la colonisation hispanique, au christianisme, à l’exception toutefois du sud (l’archipel de Sulu et le Golfe de Moro à Mindanao ).

Culturellement, Manille est connectée à l’Europe et aux Etats-Unis, c’est-à-dire à l’Occident. Sionil José, le grand écrivain philippin avait déclaré un jour Nous sommes bien entendu des occidentaux. Mais une autre fois, alors que nous déjeunions en compagnie de son épouse, dans un restaurant de la Baie de Manille, il manifesta le désir de conserver la tête du lapu-lapu (mérou philippin ) qu’on venait de lui servir. Je lui fis part de mon étonnement. Mais la tête est la meilleure part du poisson. Vous ne le savez pas, parce que vous n’êtes pas oriental !

 

Vous affirmez que la photographie est pour vous un "outil relationnel", comment se manifeste cette relation dans vos photos ?

 

 

L’un de mes objectifs est de créer du lien, de m’immiscer dans l’intimité et dans l’histoire des gens que je choisis de photographier, en partageant par le regard et le langage du corps, une expérience destinée à créer une mémoire commune.

La photographie m’intéresse dans la mesure où elle me permet d’apprécier l’autre, et d’arrêter le temps, pour mieux le regarder. Notre rapport au monde est d’abord d’ordre visuel, et la frontière entre l’art et la vie est poreuse. C’est pourquoi j’ai toujours considéré, dans une certaine mesure, l’autre, potentiellement comme une œuvre d’art, demeurant libre de l’image qu’il souhaite donner et partager. Mais une œuvre d’art plus émouvante, parce qu’affectée par des changements permanents liés à la temporalité.

 

Kim 2017

 

L’un de mes objectifs est de créer du lien, de m’immiscer dans l’intimité et dans l’histoire des gens que je choisis de photographier, en partageant par le regard et le langage du corps, une expérience destinée à créer une mémoire commune. Le désir et la liberté constituent les conditions de cet échange. C’est pourquoi je souhaite toujours qu’il y ait une réciprocité dans le regard.

Nan Goldin disait, au sujet de sa posture de photographe, qu’elle désirait caresser ses modèles du regard, avec son appareil photo, leur témoignant ainsi une marque d’affection, tout en leur accordant la liberté de leurs mouvements. Lorsque j’ai invité plusieurs filles, à habiter la Promenade de la Baie de Manille, je les ai laissées librement s’installer sur le muret, entre ciel et mer. Certaines consultaient leurs portables, d’autres, plus séductrices, me fixaient du regard en prenant des poses de conquérantes. Quelques-unes contemplaient l’horizon comme pour prendre le large. Quelle que soit la pose adoptée, je demeurai toujours attentif à leurs gestes et à leurs désirs, et j’en étais ravi.

 

Dans votre précédent ouvrage, vous souhaitiez éviter les clichés associés à l’Indonésie. Quels sont ces clichés et observez-vous les mêmes à Manille ?

 

À partir du moment où vous avez construit une démarche, qui peut se décliner dans différents contextes géographiques et culturels, votre travail porte autant sur des questions de forme que sur le sujet, de la même façon qu’un peintre s’intéresse en priorité aux couleurs, à la texture, à la gestualité…

 

Jenny_ Manila Bay 2008

 

 

Les personnes que je sélectionne m’intéressent généralement pour leur choix vestimentaire, leur allure, leur regard. Je ne cherche pas de sujets qui correspondraient à des images d’Epinal, qu’on pourrait inscrire dans des catégories sociales ou ethniques définies, et qui demeureraient inchangées dans le temps - il est d’ailleurs peu probable que ces personnes existent - mais j’aime me laisser surprendre par les rencontres et toutes formes de métissages culturels, ainsi que par l’actualité de la mode.

 

 

À Manille je n’ai jamais essayé de dévoiler ou de dénoncer le contexte social, comme la précarité dans laquelle vivent souvent les gens. Ce n’est pas mon sujet, d’autres s’en sont déjà emparés.

 

A Sumatra, à la fin du Ramadan, j’ai photographié une jeune fille avec le motif de la Tour Eiffel associé à Paris sur son tee-shirt ! Sur les hauteurs d’Ambon, j’ai croisé une autre fille avec une inscription en français Paris je t’aime ! Dans les rues de Tondo, où les filles circulent souvent pieds nus,j’ai été attentif aux vernis des ongles de leurs pieds qu’elles aiment mettre en valeur. L’une d’elles avait recouvert ses ongles du motif d’un drapeau américain.

 

À Manille je n’ai jamais essayé de dévoiler ou de dénoncer le contexte social, comme la précarité dans laquelle vivent souvent les gens. Ce n’est pas mon sujet, d’autres s’en sont déjà emparés. En revanche, j’essaye de porter un regard bienveillant et complice sur les personnes, indépendamment de leur activité professionnelle, pour ce qu’elles sont, peu importe ce qu’elles font. Car derrière toute activité, il y a une personne humaine animée par les mêmes désirs et rêves qu’une autre. Et à ce niveau nous sommes tous égaux.

 

Vous avez choisi un travail en argentique, réputé exigeant techniquement. Pourquoi ce choix ?

 

J’ai réalisé mes premiers projets photographiques en argentique. J’ai essayé plusieurs fois de passer au numérique avec des appareils différents. Cela ne m’a jamais vraiment satisfait. Je n’aime pas l’aspect lisse et hyper détaillée de l’image numérique, qu’on nomme parfois et à juste titre « chirurgicale ».

En revanche, je continue à apprécier le grain et la texture des images analogiques, plus picturales et plus chaleureuses, même si la production est plus longue et délicate. Il y a le développement des films, la numérisation des négatifs, puis les corrections associées à l’interprétation. C’est plus difficile, mais avec le temps on acquiert une certaine expérience.

 

Dasha 2011

 

 

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les Philippines et son évolution depuis votre première visite en 2001 ?

 

À Manille, le paysage urbain a sensiblement changé dans les zones où j’ai réalisé mes photos. Lors de mes premiers séjours, la promenade le long de la Baie de Manille était une aire de distraction, où chaque soir, dès la tombée de la nuit, se produisaient des live bands ou des spectacles de cabarets.

 

 

L’une des qualités des Philippins est leur implication accrue et leur inventivité dans le cadre des festivals régionaux, qui ont pris aujourd’hui une ampleur inégalée,faisant leur fierté, et contribuant de surcroit par l’art et l’expression corporelle, à la constitution d’une mémoire collective.

 

Aujourd’hui, une plage jonchée de détritus a été aménagée le long de cette promenade ! Rares sont les promeneurs à s’y aventurer et à s’y attarder. Je parlerai ici essentiellement de l’aspect culturel, car la réalité sociale demeure toujours un sujet sensible et récurent. De l’extérieur, je n’ai pas réellement vu d’amélioration.

Mes derniers séjours aux Philippines ont eu lieu majoritairement dans le nord, puis dans le sud du pays, à Mindanao, où j’ai été témoin, sur une période de plus de vingt ans, du développement de certains festivals régionaux, comme celui de Davao, Kadayawan. L’une des qualités des Philippins est leur implication accrue et leur inventivité dans le cadre des festivals régionaux, qui ont pris aujourd’hui une ampleur inégalée,faisant leur fierté, et contribuant de surcroit par l’art et l’expression corporelle, à la constitution d’une mémoire collective.

Lors de chaque festival, des concours de beauté, des concerts, des parades somptueuses, avec des costumes renouvelés chaque année, se déroulent dans toute la ville, pendant une période plus ou moins importante. Je n’ai jamais vu de tels évènements, ni en Indonésie, ni dans aucun autre pays d’Asie du Sud-Est. J’ai également constitué une documentation photographique de ces festivals.

 

Rona 2009 Tondo MANILA

 

 

Quelles sont vos envies ou objectifs professionnels après ce livre ?

 

Les projets ne dépendent malheureusement pas toujours de nos désirs. J’ai réalisé beaucoup de travaux photographiques, mais aussi des travaux graphiques, en relation avec l’Asie du Sud-Est, l’Amérique du Sud et Paris. Ma priorité actuelle est de faire exister ces nombreux projets, sous forme d’expositions ou de livres. Ce qui représente beaucoup de travail, dans un contexte actuel qui n’est malheureusement pas en faveur des échanges artistiques.

Prochainement je compte poursuivre mon exploration photographique du territoire philippin, avec la prévision d’un séjour à Cebu et à Mactan, l‘ultime destination de Magellan. Une exposition de mes travaux photographiques est également programmée au National Museum of The Philippines.

 

Informations

MANILA, Butterflies, Princesses, Heroes and Santos

Hardcover
19 x 30 cm (portrait)
288 pages
Full color
French & English
9786026990822

Commande sur Afterhours Books ou Tokopedia

 

Commentaires

Votre email ne sera jamais publié sur le site.

Flash infos