Jeannine Bouché, spécialiste du français appliqué au chant, a enseigné à la prestigieuse Escuela Superior de Música Reina Sofía jusqu'à son décès, à l'âge de 93 ans. Témoin de la guerre civile et des réseaux de résistance des Français depuis l'Espagne, sa vie est une histoire de résilience et de combat pour les autres.
Il y a des Français en Espagne inconnus - ou pour le moins méconnus de la majorité de la communauté française d'expatriés- mais bien connus des Espagnols. Jeannine Bouché faisait partie de ces Français discrets, particulièrement bien intégrés en Espagne et très appréciés.
Un avant et après Jeannine Bouché dans le monde du chant lyrique
Jeannine Bouché était d'ailleurs tellement appréciée que l'annonce de son décès a semé la consternation dans le monde musical. Et l'école Supérieure de Musique Reina Sofia, où elle a enseigné jusqu'à l'âge de 93 ans, a immédiatement décidé de préparer un hommage il y a quelques jours à cette professeure tant aimée de ses élèves. "Ce fut un hommage très émouvant – explique son fils Luis Español Bouché-. Et ce qui est curieux, c’est que dans une école de chant, on ait fait un hommage à une prof de français. C’était un geste spontané, qui venait vraiment du cœur. Les anciens élèves qui se sont portés volontaires pour y participer ont d'ailleurs été tellement nombreux qu'il n'a pas été possible de les accueillir tous!"
Le baryton John Heath, ancien élève de Jeannine Bouché, a tenu à participer au concert hommage. "C'est la seule personne qui a réussi à me faire chanter correctement le répertoire français -a-t-il déclaré à Servimedia-. Dans sa spécialité, il y a un avant et un après Jeannine Bouché, car elle était la meilleure professionnelle d'Europe".
Guerre civile, Gestapo et colonel Rémy
Jeannine est née à Madrid en 1930. Son grand-père avait été nommé directeur de la Compagnie des Wagons-lits à Madrid en 1900, autant dire que l'on parle de plusieurs générations de Français vivant en Espagne. Jeannine sera ballotée entre les deux pays à cause des conflits qui éclatent en Europe. D'abord, à l’âge de six ans, elle part en France, à Saint-Jean-de-Luz, lorsqu'éclate la guerre civile.
Elle retournera en Espagne 6 ans plus tard, au moment de l’occupation allemande de toute la France en 1942. Heureusement, d’ailleurs, car quelques jours plus tard la Gestapo leur rendait visite. Et cela n'aurait certainement pas été une partie de plaisir… puisque le père de Jeannine était un ami intime de Gilbert Renault Decker -alias le Colonel Rémy- qui organisa le premier réseau de la Résistance.
Une autre figure de la résistance, André Dewavrin, le colonel Passy, chef du Deuxième Bureau, venait aussi leur rendre visite à Madrid pendant la guerre et Jeannine se souvenait de cet homme, "très grand, qui passait à quatre pattes sous les fenêtres du salon pour ne pas se faire repérer par la police chargée de la surveillance de leur maison". De son côté, la mère de Jeannine connaissait toutes les prisons espagnoles! Elle s’occupait de visiter et alimenter les prisonniers "canadiens" en Espagne, autrement dit les Français qui, fuyant les nazis ou voulant rejoindre la France Libre, s’introduisaient illégalement en Espagne, et que son père faisait ensuite passer en Angleterre. Bref, un roman passionnant sur fond d'espionnage d'un côté et de l'autre des Pyrénées pourrait être écrit!
Se réinventer après un handicap
Pour en revenir à Jeannine, on parle vraiment d'une personne qui s'est réinventée après une grave maladie de la colonne vertébrale, inopérable à l'époque. Elle avait obtenu le premier prix de piano à la fin de son cursus au Conservatoire de Madrid (1950), et tout le monde, dont Marguerite Long, l'une des grandes pianistes du XXe siècle qui n'était pas du genre à prodiguer des compliments, lui prédisait une grande carrière internationale.
Ce grave problème de dos ayant contrarié sa carrière de pianiste, Jeannine s'est donc réinventée comme professeur de français appliqué au chant. Musicienne jusqu’au bout des ongles, elle arrive donc à enseigner une matière en lien avec la musique. Ses diplômes et profondes connaissances musicales lui ouvrent les portes de l'Escuela Superior de Canto à Madrid, qui avait récemment été créée par Lola Rodríguez de Aragón. C'est là qu'elle enseignera le français aux futurs chanteurs, en développant sa propre méthodologie, leur apprenant non seulement les rudiments de la langue, mais aussi à prononcer correctement le français tel qu'il est chanté, ce qui est différent de la façon dont il est parlé.
Recommandée par Alfredo Kraus
C'est ainsi qu'elle se fait un nom et rentre en contact avec les plus grands artistes du milieu lyrique. Lorsqu'elle prend sa retraite en 1995, Paloma O'Shea l'engage pour travailler dans l'école qu'elle vient de fonder, l'Escuela Superior de Música Reina Sofía, qui est devenue l'une des écoles de musique les plus prestigieuses au monde, au même titre que la Juilliard School.
"Jeannine n'est restée qu'un jour à la retraite! – se souvient son fils Luis Español. Lorsque Paloma O'Shea a demandé à Alfredo Krauss de créer la chaire de chant, elle lui a demandé quel était le meilleur professeur de français et le chanteur a immédiatement répondu que Jeannine était la meilleure". C'est ainsi qu'au lendemain de sa retraite de l'Escuela Superior de Canto de Madrid, Jeannine Bouché rejoint l'école. Depuis, elle a continué à travailler et devait reprendre ses cours en septembre, lorsqu'elle est décédée.
Pas d'âgisme à l'école Reina Sofia
"Ma mère avait une vitalité vraiment extraordinaire. Elle avait un handicap, mais ne s'est jamais plainte. Elle a été reconnue handicapée à 92 ans parce que j'ai insisté! Et ce qui est fantastique c'est que l'école Reine Sofia veut les meilleurs professionnels et ne fait aucune discrimination fondée sur l'âge, le sexe ou le handicap. Combien de centres de formation comptent parmi leur personnel des professionnels âgés de 93 ans? C'est tout à l'honneur de cette école et je lui suis particulièrement reconnaissant".
L'Ordre National du Mérite par surprise!
Autre trait fondamental de sa personnalité est l'extrême modestie. Son fils n'a par exemple su que très tard qu'elle avait reçu en 1950 le premier prix de piano au Conservatoire de Madrid. "Elle ne parlait jamais d’elle-même. C’était une personne tellement modeste que jamais elle n’aurait pensé à demander une décoration alors qu'elle a donné de la France cet aspect aimable et a fait connaître aux Espagnols la culture française. Un jour Françoise Martinez de Velasco m’a appelé pour organiser une surprise et demander l’Ordre National du Mérite derrière son dos. Jeannine a finalement accepté le prix, mais après, elle n’est plus jamais allée aux réunions!"