La finaliste du Goncourt, Meryem Alaoui nous reçoit chez son éditeur espagnol, en collaboration avec l'Institut français. Son premier roman "La vérité sort de la bouche du cheval", publié en 2018 aux éditions Gallimard, sort en Espagne pour cette rentrée littéraire sous le titre "De la boca del caballo sale la verdad" aux éditions Cabaret Voltaire. Dans l’entrée de la maison d’édition, le roman de Meryem Alaoui côtoie ceux de Tahar Ben Jelloun, Marguerite Duras ou la récente Prix Nobel de Littérature Annie Ernaux. Propos recueillis par Marion Lantin.
Lepetitjournal: Née au Maroc, vous vivez aujourd’hui aux États-Unis…
Meryem Alaoui: Plus maintenant, je suis revenue au Maroc, à Casablanca.
Vous avez écrit votre premier roman en Français, celui-ci est déjà traduit en anglais, le voici désormais édité en espagnol ; vous êtes une vraie citoyenne du monde ! Qu’est-ce qui a fait que vous ayez écrit ce roman en français alors que vous êtes marocaine et que le roman se situe au Maroc?
Parce que j’ai fait ma scolarité dans des écoles françaises, donc la langue dans laquelle j’écris est le français ; c’est celle dans laquelle j’ai eu une formation "académique" et c’est la langue qui coule le mieux pour moi en littérature.
Vous avez fait des études en sciences sociales, est-ce que cela a orienté votre regard, votre analyse sur la société marocaine dans laquelle vous faites évoluer vos personnages?
Je vais un peu vous perturber parce que pas du tout (rires), pas du tout. Je me suis servie de ce que j’ai vu, du fait que j’ai habité dans le quartier dans lequel Jmiaa vit, qui est un quartier assez mélangé. J’ai vu beaucoup de prostituées, de clients, j’ai vécu dans ce quartier pendant 7 ans, ce qui m’a permis de ramasser (geste large des bras et des mains) beaucoup d’histoires, même si ce n’était pas un acte volontaire de collecter de l’information. J’étais seulement curieuse de savoir ce qui se passait, loin de l’idée d’écrire un jour un roman sur ce sujet. Je n’ai pas de notes.
Avez-vous fait des recherches, lu des livres traitant du sujet de la prostitution ou, à la manière de votre personnage "bouche de cheval", avez-vous rencontré des prostituées de Casablanca?
Non, je n’ai pas lu de romans, je n’ai pas fait d’interview, pas fait d’enquête ni d’investigation. Quand j’ai écrit ce roman j’habitais aux Etats-Unis, je n’étais déjà plus dans l’environnement, et je ne savais même pas que j’allais écrire sur ce sujet. Je ne sais même pas pourquoi ces femmes exerçaient une fascination sur moi. Je promenais ma fille dans sa poussette et je passais, je repassais. J’écoutais ce qui se disait, comment elles parlaient. Au début je ne savais pas où est-ce qu’elles emmenaient les clients et je me disais mais où est-ce qu’elles vont? Donc j’ai commencé à les suivre pour voir où elles allaient, j’essayais de reconstituer les histoires.
Avez-vous choisi le format du journal intime pour permettre au lecteur de se sentir au plus proche de votre personnage?
Ça s’est fait naturellement, à aucun moment je n’ai rationnalisé ni intellectualisé ce que j’écrivais. Ni le thème, ni le style. Même dans l’histoire elle-même je ne savais pas où j’allais, je me suis laissée embarquer sans me poser de question, c’était fluide.
Le personnage principal du roman est une sacrée femme: vive, courageuse, forte. Tout comme d’autres femmes du livre, son amie Samira, Bouche de cheval, sa mère. Comprenez-vous que l’on puisse ressentir votre livre comme une plume féministe, qui défend, dénonce, rend hommage, symbolise?
J’apprécie votre question et la tournure de la question car vous me demandez si je comprends qu’on puisse l’interpréter comme ça mais vous ne déduisez pas que c’est un geste féministe. Alors oui, je comprends tout à fait qu’on puisse dire que c’est un roman engagé, ou que le personnage Jmiaa soit elle-même féministe parce que c’est l’image qu’on se fait du féminisme. C’est une femme qui est forte, qui n’est pas victime de la pression sociale, qui se bat pour réussir à avancer. Maintenant, Jmiaa, ce n’est pas du tout des choses auxquelles elle pense. Le féminisme, elle ne sait même pas ce que sait! (Sourire)
Mais vous en tant qu’auteur vous avez choisi de raconter cette histoire par contre …
Je l’ai choisie malgré moi, ce n’est pas un acte délibéré féministe. Jmiaa s’est imposée à moi. Elle est constituée de plusieurs personnes, certaines que je connais, d’autres que j’ai rencontrées. C’est un mélange de plusieurs traits de caractère qui a donné une personne avec une sacrée personnalité !
Il s'agit de quelqu’un qui va de l’avant, et à la fois qui est aussi attachée à certaines valeurs et traditions inculquées par sa mère?
Oui, sa personnalité est complexe, elle est constituée de son enfance, de ses rêves, des influences auxquelles elle est soumise, la télévision…. Pour moi c’est quelqu’un qui existe vraiment, ce n’est pas quelqu’un de fictif. Quand je suis entrée dans sa tête c’est comme si j’avais eu une deuxième peau, j’ai une zone de mon cerveau dans laquelle Jmiaa existe dans son intégralité. Avec son répertoire linguistique, ses références culturelles, religieuses, ses croyances. C’est une personne qui existe, qui a son propre destin. Moi en tant qu’auteur je n'ai aucune influence là-dessus. Je ne peux pas lui dire 'Jmiaa, tu vas devenir une féministe engagée!' sinon elle va me dire 'qu’est-ce que c’est que cette histoire ? C’est quoi le féminisme?' Vous comprenez ?
Dans le roman certaines trajectoires de vie se croisent et sont bien différentes. Peut-on parler de destin, de destinées?
Vous savez, la conviction qu’on a un pouvoir sur sa vie, c’est quelque chose de très occidental. C’est très culturel. Par exemple aux US, je (elle se montre du doigt) JE suis responsable de tout ce qui m’arrive, de mes succès mais aussi de mes échecs, de manière extrêmement forte. Dans des cultures comme la nôtre, au Maroc, la religion va avoir un impact puisque c’est Dieu qui décide, mais pas que. Il y a aussi les moyens. Plus on a d’argent, plus on a le contrôle sur sa vie. En tous cas, dans les sociétés capitalistes telles qu’elles sont aujourd’hui. Si on a le privilège d’être né dans une classe sociale où on a accès à l’éducation et à une certaine liberté économique, on va forcément sentir en tant qu’individu qu’on a plus de contrôle sur sa vie.
Est-ce que vous pensez que l’éducation est une clé pour s’émanciper?
Oui tout à fait, l’éducation qu’on vous transmet, où est votre place en tant que femme, votre place en tant qu’homme. Et avec tout ça, vous vous demandez quel impact vous pouvez avoir sur votre vie? Une femme comme Jmiaa n’en a pas beaucoup, parce qu’elle est issue d’un milieu assez traditionnel, assez conservateur, il y a la présence de la religion au Maroc. On n’est pas des ‘pratiquants pratiquants’, d’ailleurs elle boit, elle compose avec sa religion, comme tout le monde. Les pratiquants rigides sont minoritaires.
Vous abordez des thèmes forts tels que la prostitution, la misère, la corruption de la police ou de l’administration, la menace de la montée de l’extrémisme religieux. Quel accueil votre livre a-t-il reçu au Maroc ?
Le monde de la littérature, des intellectuels francophones est tout petit. Le français est une langue d’élite. Le livre n’a pas été traduit en arabe darija, en arabe marocain, donc les gens que ça touche, c’est minoritaire, c’est tout petit. Comment ont-ils pris le livre ? Bien, tranquille, y a pas de problème, tout est bien. Après, c’est seulement s'il est traduit en darija que je pourrai peut être dire comment le livre a été accueilli au Maroc.
Est-ce que c’est quelque chose qui est en projet?
Pas pour l’instant, je n’en ai pas entendu parler. Après, je pense que Jmiaa est très proche des Marocains. Je pense que les gens vont la voir avec sympathie parce qu’ils vont retrouver leurs propres contradictions.
Est-ce quelque chose d'important pour vous qu’il soit traduit en marocain?
Oui pourquoi pas, j’aimerais bien, ce serait sympa (grand sourire).
Vous avez grandi dans une maison où il y avait beaucoup de livres, votre père est poète, comment a-t-il accueilli votre roman?
Il ne l’a pas lu. (éclat de rire) Il me dit qu’il l’a lu mais j’y crois pas, (toujours en riant), mais ça n’a pas d’importance pour moi car je ne doute pas une seconde de l’amour qu’il me porte!
Après ce succès littéraire, avez-vous des projets?
J’ai écrit un deuxième livre, il sera publié début 2023 » (grand sourire)
L’action se déroule aussi au Maroc ?
Ça se passe à New-York…
Est-ce que le personnage est aussi une femme?
Plutôt plusieurs personnages différents.