Samedi dernier, aux Canaries, près de 60.000 personnes sont descendues dans les rues pour protester contre le modèle touristique. Du jamais vu dans l'archipel espagnol. Les pancartes "Tourist go home" pourraient bien faire des émules dans d'autres destinations "soleil et plage" déjà saturées à la veille de la haute saison 2024.
"Canarias tiene un límite" (Les îles Canaries ont une limite), tel était le slogan des manifestations du 20 avril dans plusieurs îles de l'archipel espagnol. Et force est de constater que ce message a rassemblé des dizaines de milliers d'habitants qui sont venus protester contre le tourisme de masse en brandissant des banderoles sur lesquelles on pouvait lire "Les gens vivent ici", "Touristes, rentrez chez vous" ou "Nous ne voulons pas voir notre île mourir". Cette véritable marée humaine, inédite dans l'archipel, a même obligé le président régional, Fernando Clavijo, à réagir en promettant un changement de modèle touristique et en n'excluant pas la possibilité d'une taxe touristique. Pas sûr que cela apaise ceux qui exigent d'imposer une limite aux arrivées de touristes.
Une vague anti-touristes déferle sur les Canaries
16 millions de touristes versus 2,2 millions de Canariens
Il faut dire que les îles ont accueilli pas moins de 16 millions de touristes l'an passé, un chiffre énorme lorsque l'on pense que seulement 2,2 millions d'habitants vivent sur l'archipel. Et en mars, un nouveau record vient d'être battu. Selon la dernière enquête sur l'occupation des hôtels publiée par l'INE, le nombre de visiteurs étrangers séjournant dans les hôtels aux Canaries a dépassé la barre des 800.000 pour la première fois en mars. Plus précisément, le volume a atteint 830.341 touristes provenant de l'extérieur de l'Espagne. À ceux-ci s'ajoutent 160.044 visiteurs nationaux. Et si l'on prend en compte tous les types d'hébergement (y compris les campings, les hébergements ruraux et les logements touristiques), les dernières données disponibles datent de février et situent le nombre de visiteurs étrangers à un peu plus d'un million, très proche des sommets d'octobre 2017 (1,050 million).
Autant dire que le tourisme est de loin le principal moteur des îles, représentant 35% du PIB des Canaries et générant 40% des emplois. Pourtant, les îles Canaries souffrent d'un taux de chômage de plus de 16%, et occupent traditionnellement le ranking des salaires les plus bas d'Espagne. Mais aujourd'hui, le problème va bien au-delà. La multiplication des hôtels et des logements menace la biodiversité et les ressources naturelles. L'augmentation du nombre de visiteurs exerce une pression sur les services de santé, la gestion des déchets, l'approvisionnement en eau et surtout le logement, au détriment des résidents.
La difficulté d'accès au logement
Et ce dernier point est particulièrement sensible. Comme dans le reste de l'Espagne, l'un des effets les plus pressants du tourisme de masse est le manque de logements "traditionnels", avec la multiplication des appartements touristiques et l'augmentation fulgurante des prix des loyers. En un an, depuis l'entrée en vigueur de la polémique loi sur le logement qui pénalise les propriétaires, nombreux sont ceux qui ont décidé de détourner cette loi en utilisant la formule de la location saisonnière ou touristique. Résultat des courses: les habitants ont de plus en plus de mal à se loger.
"Nomades numériques, vous n'êtes PAS les bienvenus ici"
Ce phénomène s'est encore aggravé dans les zones -précisément aux Canaries, Malaga, ou Barcelone- où les nomades numériques, qui peuvent se permettre de payer plus cher un loyer, ont débarqué en force depuis le Covid. "Le début de l'année 2024 a été marqué par une croissance effrénée de l'hébergement touristique dans les destinations touristiques espagnoles", explique Exceltur dans son dernier bulletin sur les perspectives de l'industrie. Selon les données de cette organisation composée de grandes chaînes hôtelières, les places de lit dans les 25 principales villes ont augmenté de près de 60.000 au premier trimestre 2024 par rapport à la même période de l'année dernière, soit une hausse de 25,2%.
La goutte qui fait déborder le vase
Cela pourrait en partie expliquer le rejet du tourisme, en raison de son impact sur l'accès au logement, en plus des nuisances de voisinage et de la surpopulation des quartiers les plus emblématiques, comme près de la Sagrada Familia à Barcelone, où les habitants dénoncent la difficile cohabitation avec le tourisme de masse. Il en est de même à Malaga où certains collectifs ont exprimé leur frustration en remplissant le centre-ville d'autocollants sur les murs et les portes avec des message qui vont du simple "c'était ma maison" ou "c'était le centre" à d'autres moins sympathiques du genre "retourne dans ta p… de maison" ou "ça pue le touriste".
Madrid, bien loin d'être envahie de la sorte, souffre tout de même de la multiplication des logements touristiques. Avec 59.000 places, c'est la capitale où la présence de ce type d'offre est la plus importante. Elle a augmenté de 29% par rapport à 2023. Son maire, José Luis Martinez Almeida, a précisément annoncé de prochaines mesures pour essayer d'endiguer cette saturation d'offres de locations touristiques au détriment des locations dites "traditionnelles".
De faux panneaux sur les plages de Majorque
Des manifestations contre le tourisme ont également eu lieu samedi dernier à Madrid ou dans les îles Baléares, un autre territoire économiquement dépendant du tourisme et où cette activité cause de plus en plus de désagréments à la population, en particulier au niveau de l'immobilier, devenu hors de prix pour les habitants des îles baléares. D'ailleurs, l'été dernier, de faux panneaux d'avertissement s'étaient multipliés sur les plages de Majorque afin d'éloigner les touristes anglophones. Certaines affiches mettaient en garde contre des "méduses dangereuses", des "chutes de pierres" ou de l'eau de mer contaminée par des eaux usées. D'autres indiquaient que la plage était fermée, avec un panneau "interdit de baignade" en dessous, ou signalaient qu'il fallait des heures pour se rendre à pied à la plage, alors que la mer se trouvait à moins de 100 mètres. Cependant, de petites lignes de texte en catalan au-dessous expliquaient, par exemple, que la plage était bien ouverte, "sauf aux étrangers et aux méduses".