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CINQ QUESTIONS A - Pierre Cayrol, grand reporter Radio France (à la retraite)

Écrit par lepetitjournal.com Madrid
Publié le 5 février 2014, mis à jour le 6 février 2014

Madrid - Madrid : Pierre Cayrol a débuté sa carrière dans la capitale espagnole dans les années 70, époque riche en événements s'il en fut. Après avoir baroudé de poste en poste pour les plus grands media français, il aura passé ses dernières années professionnelles, de 2006 à 2009, là où tout a commencé. Scoops, ambiances et coups de gueule... S'il n'a jamais eu sa langue dans sa poche, notre reporter au long cours est resté fidèle à lui-même pour Lepetitjournal.com. Questions-réponses.

Lepetitjournal.com : Dans quelles conditions s'est déroulée votre prise de contact avec l'Espagne ?
Pierre Cayrol(Photo Lepetitjournal.com) : A l'automne 75, j'étais envoyé spécial pour l'AFP à Madrid. Dans ces années là, le bureau de l'AFP, c'était un point de rendez-vous pour tous les journalistes, à la fois un lieu privilégié de l'info, mais aussi un petit hâvre de liberté. Nous étions tous les journalistes du monde entier en attente de savoir si l'état de Franco, hospitalisé depuis plusieurs semaines à l'hôpital de La Paz dans le plus grand secret, allait évoluer dans un sens ou un autre. Moi je débutais dans le métier. J'ai pu voir comment mes collègues se débrouillaient pour avoir l'info de la mort de Franco de première main, avant tout le monde. Du bon boulot de journaliste. C'est José Oneto qui était dans le coup, je me rappelle que son professionnalisme m'avait impressionné. On a annoncé l'info sur l'AFP, avant toutes les autres agences de presse internationales, c'était un véritable scoop, un grand moment. C'est nous qui avons donné le flash de la mort de Franco au monde entier, imaginez le poids de cette responsabilité ! Moi, j'y suis pour pas grand chose là-dedans, j'ai eu de la chance d'être dans le coup, c'est tout. Il n'empêche que tuer Franco, c'est quelque chose, ça marque une carrière !



Après la mort de Franco, vous étiez en poste à Madrid. Comment avez-vous vécu cette époque ?
Oui, à partir de 76 j'étais directeur adjoint de l'AFP Madrid. J'habitais du côté de Rios Rosas, vers Canal. Il y avait à Madrid et à Barcelone une ambiance incroyable. C'était un happening permanent, une libération des coeurs et des corps en continu, une véritable révolution culturelle. Les interdits tombaient peu à peu. L'Espagne, c'était encore le pays d'hier et déjà celui de demain. C'était encore la Seat 600, les odeurs d'huile d'olive dans les arrières-cours, mais c'était aussi l'époque où les Espagnols traversaient les Pyrénées pour aller voir des films pornos en France. Les cafés grouillaient de monde, et pas que le week-end, je vous prie de croire. L'AFP était située à Recoletos, nous étions toujours fourrés au café Gijón, à deux pas de là. C'était autre chose alors ! Il y avait des tertulias tous les jours, même chose à la Taberna del Alabardero, sur la Plaza de Oriente. Les tertulias, c'était typique de l'Espagne d'alors : des clubs d'intellectuels de tous bords, qui se retrouvaient pour discuter -on avait enfin le droit de discuter de tout et de n'importe quoi. Puis ça a été l'avènement d'Adolfo Suárez, la légalisation du PCE, le retour d'exil de Santiago Carillo et les premières élections législatives... Des moments importants dans l'histoire du pays. Je suis parti en 1979, mais en 81, on m'a renvoyé sur place pour couvrir le 23F. Le plus gros fiasco de ma carrière...



Racontez nous...
C'était le bordel total. Il y avait des flics de partout, une agitation pas croyable, et pas une cabine téléphonique qui fonctionnait correctement. Je devais me mettre en contact avec Paris, pour rendre compte de la situation, et préparer un flash dès qu'il y aurait du neuf. Coup de chance, j'ai dégoté une chambre au Palace, juste en face du Congrès des députés. Ma fenêtre surplombait justement les Cortes. J'avais une vue plongeante, aux premières loges. Avec un téléphone dans la chambre qui fonctionnait. J'appelle Paris, j'obtiens la rédaction. Encore un coup de chance, étant donné l'état des appels internationaux à ce moment. Il fallait juste attendre que quelque chose se passe. Le rédac' chef me dit : "Ecoute, ici on ne raccroche pas. On garde la ligne, je pose l'écouteur sur le bureau. On te met sur haut-parleur. Dès qu'il y a du neuf, tu cries et on t'envoie un steno, pour qu'il tape ton papier". Tout était donc prêt pour le moment où quelqu'un sortirait du Congrès pour faire une annonce et pour que je puisse la relayer en avant-première. Et là, crac ! Une secrétaire à Paris voit le téléphone décroché, et vlan, elle le raccroche. De mon côté, impossible de récupérer la ligne... J'ai pas pu faire mon annonce et j'ai été grillé par tous les journalistes sur place. J'ai été mauvais. Dans ce métier, quand on n'a pas de chance, c'est qu'on est mauvais.



Quel est votre regard sur l'Espagne d'aujourd'hui ?
En regardant dans le rétroviseur, difficile de ne pas constater que cette joie du post-franquisme, cet enthousiasme, est en train de disparaître. La movida est moribonde. Les Espagnols ne sortent plus comme avant. C'est comme si petit à petit, l'élan des années 80 s'était perdu. Et puis parallèlement la démocratie s'est corrompue. Il y a une véritable déception envers les institutions, les politiques, la royauté... "Tous pourris", semblent penser les Espagnols, mais ils ne font rien. La vraie question que se posent tous les correspondants de presse étrangers, c'est : "Jusqu'où vont-ils tenir ? Combien de couleuvres vont-ils continuer à avaler ?" En 2011, il y a eu les Indignés : des milliers de personnes qui campent pendant des semaines en plein centre ville. Des groupes extrêmement bien organisés. Le mouvement fait tâche d'huile, inspire les jeunes du monde entier... Et en Espagne, sur quoi est-ce que cela a débouché ? Sur rien, ou presque. Depuis on observe un retour de balancier conservateur sans précédent. Le principal parti d'opposition est incapable de canaliser les revendications du peuple. On assiste à une montée des petits partis, comme IU ou UPyD, mais rien qui corresponde à un véritable mouvement populaire protestataire. Et je crois que c'est parce que fondamentalement, les Espagnols constituent un peuple extrêmement conservateur.



Comment envisagez-vous l'avenir du pays ?
Il y a un mot nouveau, de plus en plus employé dans le pays, c'est "République". C'était un mot complètement tabou il n'y a pas longtemps, mais le concept est en train de prendre forme. Il ne faudrait vraiment pas beaucoup pour qu'un mouvement clair en faveur de la République se développe, je pense, même si nous ne vivrons certainement pas assez vieux pour la connaître dans le pays.



Propos recueillis par Vincent GARNIER (www.lepetitjournal.com - Espagne) Jeudi 6 février 2014
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BIO
Envoyé spécial à Madrid pour l'AFP, il couvre la mort de Franco. Directeur adjoint de l'AFP Madrid de 76 à 79, il est ensuite envoyé à La Havane, Caracas, puis Mexico. Après un passage à France Inter, il devient directeur de l'information à RFI, puis reprend la route, pour Washington, où il couvre les deux mandats de Bill Clinton pour la radio nationale. Il est en poste à Hong-Kong jusqu'au début des années 2000, puis correspondant permanent de Radio France à Bruxelles, avant de revenir à Madrid, de 2006 à 2009, comme correspondant permanent pour radio France. A la retraite depuis 2009, il "pige" toujours pour la radio franco-marocaine Medi-1, pour Radio Canada et Radio Classique et collabore avec la station espagnole SER.
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Publié le 5 février 2014, mis à jour le 6 février 2014