ROMAN - Le Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli, choix Goncourt du Portugal 2023

Le roman Le Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli a remporté la première édition du choix Goncourt du Portugal. Une décision que l'on ne peut qu'applaudir. Le héros de cette fiction, Vadim Baranov s'inspire largement de la figure de Vladislav Sourkov, le "Raspoutine du Kremlin", un des plus proches collaborateurs de Vladimir Poutine, celui qui l'a aidé à accéder au pouvoir et à asseoir son autocratie avant de disparaître de la scène politique en 2020. Un roman passionnant.

Le "choix Goncourt"

La première édition du choix Goncourt du Portugal eut lieu tout récemment et le nom de l'auteur récompensé fut annoncé le 3 mai à Lisbonne en présence des écrivains Leïla Slimani et Tahar Ben Jelloun, anciens lauréats du Prix Goncourt. On vous rappelle que l'idée d'un prix Goncourt, en dehors de la France est née en Pologne en 1998. Ainsi, à l'initiative du directeur de l'Institut français de Cracovie, et avec l'accord de l'Académie Goncourt, un jury d'étudiants francophones s'est prononcé à partir de la première sélection du Prix Goncourt. Depuis, la tradition s'est installée en Pologne et s'est répandue dans 35 pays. On appelle cela le "choix Goncourt".

Ainsi le 3 mai huit étudiants désignés par huit universités portugaises se sont réunis à l'Ambassade de France pour élire le premier "Choix Goncourt du Portugal". Il fallait choisir entre quatre romans sélectionnés : Vivre Vite de Brigitte Giraud (Flammarion) qui a remporté le Goncourt de France en 2022, Le Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli (Gallimard), Les Presque Sœurs de Chloé Korman (Seuil) et Une somme humaine de Makenzy Orcel (Rivages). L'heureux lauréat fut Giuliano Da Empoli pour son roman Le Mage du Kremlin qui avait déjà remporté le Choix Goncourt dans d'autres pays outre le Grand Prix de l'Académie Française 2022. Il aurait dû d'ailleurs remporté le Goncourt en France qu'il a raté d'un cheveu. Les jurés lui ont préféré au quatorzième tour le piètre Vivre Vite de Brigitte Giraud (éditions Flammarion). Fort dommage…

Le mage du Kremlin : une fiction réaliste

Giuliano  Da Empoli est un écrivain franco-italo-suisse né à Neuilly-sur-Seine en 1973. Il fut conseiller politique de l'ancien président du Conseil italien Matteo Renzi et enseigne en ce moment à Sciences-Po, à Paris. Il s'était déjà fait remarquer dans le monde littéraire pour son essai Les ingénieurs du chaos, paru en 2019 aux éditions JC-Lattès.

Le mage du Kremlin se présente comme une fiction : le personnage central qu’il met en scène, Vadim Baranov, bien qu’inspiré d’un ex-conseiller de Vladimir Poutine, Vladislav Sourkov, est presque entièrement imaginaire. L'auteur relate en effet sa rencontre, une nuit à Moscou, avec l'énigmatique Vadim Baranov, jadis artiste, producteur d'émissions de télé-réalité et donc éminence grise de Poutine, surnommé le Tsar. Il raconte sa jeunesse, sa vie et son expérience au Kremlin, mais au moment du récit, il est déjà retiré des affaires, à telle enseigne que des rumeurs circulent sur ce qu'il est devenu. C'est ainsi d'ailleurs que débute le roman : "On disait depuis longtemps les choses les plus diverses sur son compte. Il y en avait qui affirmaient qu'il s'était retiré dans un monastère au mont Athos pour prier entre les pierres et les lézards, d'autres juraient l'avoir vu dans une villa de Sotogrande s'agiter au milieu d'une nuée de mannequins cocaïnés. D'autres encore soutenaient avoir retrouvé ses traces sur la piste de l'aéroport de Chardja, dans le quartier général des milices du Donbass ou parmi les ruines de Mogadiscio".   

Dans cette fiction réaliste,  Giuliano da Empoli décrit de l’intérieur comment Vladimir Poutine a établi son pouvoir absolu sur la Fédération de Russie avec le concours donc de celui que l'on pourrait surnommer son spin doctor, le “mage du Kremlin”. Par le biais de ce personnage, l’auteur nous fait pénétrer dans l’intimité du président russe, de l’oligarque Boris Berezovski et d’autres figures-clés du Kremlin, comme le fondateur de l’organisation paramilitaire Wagner, Evgueni Prigojine, individus aussi célèbres qu’inaccessibles pour l’essayiste, mais que le romancier peut invoquer et faire parler à sa guise. Vadim Baranov, devenu, on l'a vu, le spin doctor de Poutine,  comprend que le nouveau Président ne sera jamais soumis à aucun intérêt privé. Poutine déroule sa stratégie de conquête et d’affermissement de son pouvoir : lutte implacable contre les islamistes  (et sa promesse “d’aller chercher les terroristes dans les chiottes”) à la suite des attentats de Moscou en 2000, mise à l’écart de quelques oligarques (avec comme point d’orgue l’emprisonnement de Khodorkovski) qui pensaient que Poutine serait leur jouet, et enfin reconstruction d’une posture de puissance vis-à-vis des États-Unis et de l´Europe qui, d'après le nouveau tsar du Kremlin, auraient humilié la Russie -il y a sans aucun doute une continuité historique, malgré la spécificité des régimes politiques, entre la Russie des tsars, le communisme, surtout sous la férule de Staline, et l'autocratie  actuelle- après la chute du Mur de Berlin, l'écroulement de l'Union Soviétique et les années Eltsine. Vadim Baranov contribue à consolider le pouvoir de Poutine en manipulant différents groupes auxquels peut s’identifier la population et qui installent la confrontation avec l'idéologie du « politiquement correct » et de ses représentants. Les sociétés occidentales sont vues comme des sociétés fragiles où le libéralisme ou dissolution des mœurs -avec notamment le mariage gay- est perçu comme une tare et une atteinte aux valeurs chrétiennes et éternelles dont la Russie serait un des derniers bastions au monde. Le Mage du Kremlin se glisse donc dans les coulisses du gouvernement, derrière les murs les plus secrets de Moscou.

Ce roman est une remarquable méditation sur le pouvoir d'une rare lucidité et au style éclatant. On ne peut que féliciter Giuliano Da Empoli pour cette réussite.

Giuliano Da Empoli, Le Mage du Kremlin, avril 2022, Gallimard. Choix Goncourt du Portugal attribué le 3 mai à Lisbonne.