Lídia Jorge est une romancière qui ne cesse de nous surprendre, qui se renouvelle à chaque livre et dont la modernité ne s´épuise pas. Son dernier roman, "Misericordia", qui vient de paraître chez Métailié, inspiré par la dernière année de vie de sa mère, décédée en 2020 victime du covid, a reçu en France le prix Transfuge du meilleur roman lusophone et au Portugal le Grand Prix du Roman de l´Association Portugaise des Ecrivains, un prix qui avait déjà couronné une autre œuvre de Lídia Jorge en 2002.
Albert Camus a, on le sait, beaucoup réfléchi sur la mort. La certitude de la mort, pour lui, ne faisait que renforcer le sentiment d´inutilité de toute existence. Il en découlait que la question du suicide était le seul problème philosophique vraiment sérieux. Il n'est pourtant pas question de suicide dans le roman que l'on vous présente aujourd'hui. Il s'agit d'envisager la mort comme quelque chose qui adviendra un jour, peut-être plus tôt qu'on ne le croit, et qu'il nous faut tutoyer sachant au départ qu'elle nous vaincra. Néanmoins, l'état d´esprit déterminera bel et bien si on fait face à la camarde mélancoliquement et dans la douleur, ou plutôt avec brio.
Dans son nouveau roman, Misericordia, paru au Portugal en 2022 et qui fut couronné du Grand Prix du Roman de l´Association Portugaise des écrivains (APE), Lidia Jorge - qui avait déjà reçu le prix APE en 2002 pour Le vent qui siffle dans les grues, s'inspire de la maladie de sa mère, décédée des suites du covid en 2020, pour nous raconter une histoire qui nous tient en haleine du début jusqu'à la toute dernière page.
Misericordia : un dialogue avec la mort
Une vieille dame -Maria Alberta, dite Dona Alberti- enregistre sur un petit magnétophone le journal d’une année dans la maison de retraite où elle vit, l´Hôtel Paradis. Ses réflexions, ses pensées, ses questionnements, ses doutes, ce qu'elle voit autour d'elle, tout est enregistré :
Je sais que je sais très peu de choses, mais même ce peu de choses que je sais j'aimerais le laisser par écrit. Comment faire ? Puisque maintenant je parviens difficilement à tracer sur le papier même mes pensées les plus brèves ? Le stylo, aussi glissant soit-il, semble avoir peu d'encre, et la feuille se dérobe sous mes mains comme si, en un endroit mystérieux, la force d'un aimant les tirait par terre. Depuis un certain temps, mes pensées sont nombreuses, mais mes écrits sont rares. Sur le papier, je rassemble seulement les mots essentiels comme les enfants ont l'habitude de le faire quand ils ne savent pas encore construire de phrases et, dans mon cas, il en résulte des écrits auxquels quelqu´un, en dehors de moi-même, pourra difficilement attribuer un sens. Je laisse écrire sur ces feuilles volantes des images honteuses. Des mots qui ressemblent à des vers rimés, sans que je le souhaite. Une chose fruste. »
(chapitre 8 - La silhouette)
La narratrice lui rend sa force littéraire en suivant les pas de ce personnage extraordinaire qui a gardé une mémoire intacte, une imagination fertile, une curiosité pour les autres et une attention réelle à la beauté du monde, en dialoguant avec la mort comme avec un adversaire légitime, comme nous le rappelle d'ailleurs l'éditeur Métailié.
Misericordia : une sorte de dialogue avec la société contemporaine.
Misericordia est également une sorte de dialogue avec la société contemporaine. Une société où les gens âgés ont du mal à trouver leur place. Vus comme des êtres essentiellement fragiles, qui attendent la mort assis sur la précarité de leur existence, les vieillards sont d´ordinaire tolérés plutôt que respectés. Or, la personnalité de Dona Alberti contredit tous les clichés concernant les vieillards. D'autre part, le récit que Lídia Jorge nous tisse à travers les yeux de Dona Alberti est à la fois brutal et ironique. C'est un discours de révolte mais aussi de dérision et d´espoir dans la vie. Un fort témoignage sur la condition humaine et sur la relation émouvante entre une mère et sa fille.
La vieillesse dans la littérature occidentale
Dans un entretien accordé à Maria João Martins du quotidien Diário de Notícias le 20 novembre 2022, après la parution du roman au Portugal, Lídia Jorge a rappelé que Maria Alberta le personnage qui traverse tout le livre est inspiré par la figure de sa mère et que c´était elle-même qui lui avait demandé d´écrire un livre intitulé Misericordia. Lídia Jorge a également affirmé que dans la littérature occidentale la vieillesse est une phase de la vie qui ne fait pas recette, il y a peu de personnages avec la densité de Dona Alberti : « Même la Mère Courage de Brecht est une femme pleine de force, mais elle n'est pas encore une vieille femme. La vieillesse ne séduit pas. Le vieillard devient une figure littéraire quand il joue un rôle important dans l´Histoire, comme c´est le cas d´Hadrien du roman Mémoires d´Hadrien de Marguerite Yourcenar. Il s´agit d´un empereur et non pas d´un vieux comme les autres. Et néanmoins, c´est important de connaître ces figures. Il y a une foule de mythes erronés autour d´une personne âgée (Il est un livre de Kundera intitulé Éternité qui en parle en quelque sorte) qui nient le fait que quelqu'un qui vieillit physiquement peut cependant garder intactes une jeunesse et une force intérieure énormes. ».
Avec Misericordia, un roman d'une rare densité - qui dès sa parution en France a reçu le prix Transfuge du meilleur roman lusophone 2023, Lídia Jorge, née en 1946 et autrice de plus d'une vingtaine de titres-romans, contes, essais, pièces de théâtre, a encore gravi un échelon dans une œuvre, traduite dans le monde entier, qui force l'admiration et ne cesse de nous surprendre. Nous sommes assurément devant l'un des plus grands écrivains européens vivants, toutes langues confondues.
Lídia Jorge, Misericordia, traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues, éditions Métailié, Paris, août 2023 (en portugais, le roman a été publié aux éditions Dom Quixote).