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CHARLOTTE POLLET - Platon et Descartes au pays de Confucius

Charlotte PolletCharlotte Pollet
Écrit par Lepetitjournal.com International
Publié le 29 août 2017, mis à jour le 27 janvier 2022

Après un doctorat en cotutelle à Paris et à Taïwan en philosophie, histoire et didactique des sciences spécialisé en mathématiques, Charlotte Pollet enseigne aujourd'hui sa spécialité en chinois à ses étudiants taïwanais. Comment développer l'esprit critique et l'argumentation ? Entre dialogue des cultures et enseignement expérimental, rencontre avec une professeur d'exception lauréate du Trophée Education parrainé par le CNED.
 

Etudiante en philosophie à Lille, Charlotte Pollet choisit de se spécialiser dans la relation aux sciences. Elle étudie également le sanskrit, puis s'intéresse au chinois.

Après une carrière de conférencière en écoles d'ingénieurs en France et de prof de philo en lycée international en Suisse, la recherche lui manque ; elle prend contact avec une équipe de Paris 7 et décroche une bourse du ministère de l'éducation de Taiwan pour faire une thèse en cotutelle avec la Taïwan National Normal University.

« Le jumelage ne s'est pas fait sans difficultés, explique Charlotte, les deux parties avaient des exigences sur le contenu des programmes très différentes. Dans les faits, je me suis retrouvée à faire presque deux thèses, la thèse volumineuse à la française d'une part, et d'autre part, la validation de très nombreux crédits et d'examens qualificatif, puis une plus petite thèse pour Taiwan. Mes recherches portaient sur l'histoire des mathématiques et des raisonnements. Mon niveau de chinois n'était pas suffisant pour suivre les cours, d'autant que j'avais appris le chinois simplifié qui n'est pas utilisé à Taïwan, donc j'ai fait une année de formation intensive avant de rejoindre le département de maths. Etant la seule étrangère du département, je suivais le même enseignement que les futurs professeurs de Taiwan. Je passais donc aussi les mêmes examens.» Une période de travail intense : « Je n'invite personne à faire deux programmes en même temps. A passer les examens enceinte de 8 mois, puis ensuite à allaiter mon fils en rédigeant ma thèse, j'y ai laissé deux cervicales », dit-elle en riant.
 

 

En immersion complète, Charlotte se rend compte des spécificités des enseignements non occidentaux : « Si l'enseignement est destiné à tous, il est loin d'être universel, même en mathématiques ! L'altérité s'exprime justement plus fortement en mathématiques où le langage est sensé être dénudé de toute subjectivité et culturalité. C'est l'affrontement des raisonnements bruts. Toute mon expérience de professorat me laissait totalement désarmée devant le système éducatif de Taiwan. Je ne comprenais rien à cette avalanche d'examens, de rapport sans ?feed back', aux cours au fil directeur invisible et surtout à cette perpétuelle pression. D'un côté, j'avais appris à déduire, impliquer, induire et tout expliciter à la virgule près pour créer un nouveau résultat. Il me fallait maintenant ordonner, assimiler, mettre en parallèle et tout faire deviner pour créer. C'est comme de réapprendre à penser. » Charlotte obtient ses deux diplômes de doctorat en 2012 et en 2013, et est immédiatement sélectionnée pour un poste de professeur à National Chiao-Tung University (NCTU) où elle travaille maintenant. Ses recherches portent toujours sur l'histoire des mathématiques de l'Inde et de la Chine.


Charlotte Pollet, élève et enseignante dans les deux cultures

Les étudiants de NCTU sont majoritairement des scientifiques. « Mes cours sont en chinois ou en anglais, mais il est question de Platon, Montaigne, Pascal, Descartes, Sartre... En fait, un morceau de baccalauréat, mais adapté ! »Dans l'ensemble, ces étudiants n'ont pas appris à faire d'écrits argumentatifs. « La philosophie enseignée en France est très spécifique. Les autres pays font plus souvent de l'enseignement chronologique, des Grecs aux philosophes modernes. En France, c'est thématique et on apprend à construire sa propre réflexion. On ne peut pas transposer directement un système dans l'autre, j?ai donc dû trouver d'autres outils, d'autres pédagogies. Je suis dans l'expérimentation. D'ailleurs, on fait des expériences en classe, on transforme le ressenti des étudiants en discussion philosophique et ensuite seulement on se confronte aux textes. Par exemple, on peut partir d'une vidéo sur les voitures robotisées pour discuter et étudier le principe de responsabilité d'un point de vue juridique et philosophique. En informatique, on peut étudier le codage d'un point de vue linguistique. Internet et la démocratie est aussi un sujet en or à Taiwan ! J'organise des concours de débats : la fois dernière c'est une discussion sur les uniformes en lycée qui a enflammé les étudiants, à ma grande surprise. En fait, tout est prétexte à réflexion, même le fait de grignoter des bonbons en cachette en classe ! »

L'une des difficultés majeures est la concision de la langue chinoise. « Tout ne se traduit pas et j'ai du mal à faire du déductif ou de l'argumentatif avec cette langue. Le chinois restera toujours pour moi une langue étrangère. Si je parle de "Causalité", les Français vont penser "cause à effet", quelque chose de scientifique peut-être, une réaction en chaîne. Pour mes étudiants, cela n'a pas du tout la même connotation. Ils vont penser "vie passée, vie présente, vie future", un univers très différent. Les mots "universel" ou "arbitraire" ne leur évoquent rien. Il faut beaucoup dialoguer, expliquer et commenter les traductions. C'est pour ça que je passe par des activités (les étudiants doivent participer à l'organisation, à l'enseignement du cours, travailler en groupe et se confronter aux autres groupes) ou par le ressenti. J'ai deux assistants en classe qui travaillent avec moi et on discute sur les traductions et des expériences susceptibles de "parler" plus aux étudiants. Une bonne séquence de cours ne peut pas se faire sans dialogue.»

 

Loin des stéréotypes, une expatriation comme et avec les Taïwanais

En parallèle, Charlotte continue de collaborer avec Paris 7, leader en matière d'histoire des sciences, notamment de l'Asie, « une tradition qui, même si elle a changée, est passée par Bachelard et Foucault. Dans les faits, on travaille souvent avec les laboratoires dont on est issu, mon mari taïwanais a fait ses études à l'INRA à Paris. Quand il cherche des partenariats, il se tourne vers eux. D'où l'importance de l'accueil des étudiants étrangers ! »

Aujourd'hui, Charlotte est complètement intégrée dans son pays d'accueil et y a trouvé une équilibre à la fois personnel et professionnel : « Mon fils va à l'école du quartier. Il apprend aussi les dialectes Minnan et Hakka. Nous utilisons les institutions locales (de la sécurité sociale de Taïwan, à la participation à des associations du coin), ici, les structures du pays le permettent.» En se présentant aux Trophées des Français de l'étranger, Charlotte voulait mettre en avant « les gens qui naviguent entre deux cultures, loin de l'image d'Epinal des expatriés, dans laquelle je ne me reconnais pas. Vivre à l'étranger ne se réduit pas au dilemme entre être acculturé ou rester étranger. Ici, beaucoup de Français vivent comme et avec des Taïwanais. »

Elle estime avoir beaucoup de chance : « C'est à l'étranger que j'ai pu me rendre compte que c'est une chance d'avoir pu étudier la philosophie en France où cette branche est forte. C'est aussi une chance d'avoir été immergée dans l'enseignement taiwanais et d'avoir pu expérimenter d'autres formes d'éducation sans filtre et sans filet. C'est une chance d'être à l'intersection entre plusieurs langues, plusieurs modes de raisonnements. C'est une vue imprenable sur le monde ! »

MPP (www.lepetitjournal.com) mercredi 30 mars 2016

logofbinter
Publié le 29 août 2017, mis à jour le 27 janvier 2022