Cette année Lepetitjournal.com a décidé de vous emmener à la découverte d'une autre Malaisie, celle à laquelle on prête plus rarement attention, entre traditions, métiers d'art et métiers oubliés. Des derniers fabriquants de lanternes chinoises traditionnelles, aux faiseurs de souliers pour pieds bandés. Serge Jardin et Jérôme Bouchaud se font passeurs de mémoire, pour vous conter une Malaisie pleine de contrastes, entre traditions et modernité..
Pour qui souhaite changer des légumes habituellement servis dans les restaurants malaisiens, comme le kangkung ou le kailan, le concept d'ulam reste une vaste terra incognita à explorer. Ulam en malais signifie ?salade d'herbes? et regroupe l'ensemble des herbes ou plantes comestibles dont regorge la fertile terre de Malaisie et que les habitants du kampong cueillent depuis toujours pour accompagner leurs repas. L'archipel de Langkawi est particulièrement riche en ulam, avec plusieurs espèces endémiques recensées, et le Docteur Ghani s'est fait le spécialiste de ces herbes nutritives aujourd'hui de plus en plus négligées.
Originaire de Kuala Lumpur, ce docteur formé à la médecine moderne à l'université du Caire, en Egypte, a commencé à fréquenter l'archipel à partir de 1984 avant de s'y installer définitivement en 1994. Tout au long de sa carrière, il aura cherché à faire bon usage de ses connaissances pour soigner au mieux la population locale; mais aujourd'hui il préfère recommander une médecine alternative et préventive à base d'ulam plutôt que d'administrer des médicaments. Par expérience, il s'est aperçu que les gens du kampong, malgré une alimentation des plus simples, souffraient bien moins de maladies cardio-vasculaires que les citadins. Lorsqu'il lui arrivait de constater un décès au kampong, la cause en était la plupart du temps le grand âge (?sakit tua?). Comment ces gens au mode de vie si simple pouvaient-ils maintenir aussi longtemps une santé de fer et mourir chez eux, dans des conditions de fin de vie décentes ? Leur secret, d'après Dr Ghani, ce sont les ulam.
Une alimentation adaptée au climat
Chaque région du monde développe au fil des siècles et des générations une alimentation qui lui est propre, à base de produits trouvés sur place. Or, avec l'occidentalisation des m?urs, les habitudes alimentaires évoluent et l'on se retrouve désormais à pouvoir manger la même chose que l'on soit à Paris, Caracas ou Langkawi. C'est cette uniformisation des habitudes alimentaires, et tout particulièrement la malbouffe au détriment des ingrédients locaux, qui est la cause de plusieurs pathologies actuelles, comme le diabète ou l'hypertension. Selon le Dr Ghani, bien au contraire, il faudrait à Rome faire comme les Romains : l'alimentation ?chaude? des Tropiques, avec ses épices et ses fruits, permet d'expulser plus facilement les toxines de notre corps via la sudation, contrairement aux préparations ?froides? occidentales, qui favorisent la rétention de chaleur et l'accumulation de graisses.
Bien longtemps, au kampong, la base de l'alimentation se résumait à quelques ingrédients : du poisson, si possible de petite taille pour un meilleur goût, accompagné d'herbes fraîchement cueillies. Quelques légumes aussi : on n'en cultive pas ou presque au kampong, les seuls que l'on consomme sont des légumes sauvages comme le sawi (sorte de brocoli-rave) ou le kangkung (sorte d'épinard). Très peu de viande enfin : poulet et b?uf étaient souvent réservés aux grandes occasions, aux ?kenduri?. Pour la cueillette des herbes, on goûtait de tout en se fiant aux saveurs : une saveur douce est certes privilégiée, mais l'aigre et l'astringent sont également recherchés, particulièrement ? paraît-il ? par ces dames. Quant à l'amer, il est souvent signe de poison mais peut aussi se révéler comestible. Toutes ces herbes se devaient d'être consommées crues, sans la moindre cuisson ; de plus, il fallait en changer chaque jour, pour ne pas accumuler de toxines propres à l'une d'elles et ainsi faciliter leur élimination par l'organisme.
Des espèces en voie de disparition
On voit bien qu'aujourd'hui, de telles précautions font moins partie des considérations des jeunes générations de Malaisiens. Selon le Dr Ghani, ce désintérêt menace à terme toute la chaîne alimentaire locale. De moins en moins de gens savent repérer les ulam par leur nom et définir avec précision leurs propriétés nutritionnelles. On plante aussi moins de riz qu'avant à Langkawi, la folie immobilière s'étant emparée de l'île, et ce qui s'y produit encore est en grande partie vendu directement à BERNAS (Beras Nasional), entreprise du gouvernement qui va polir les récoltes dans ses usines de la péninsule avant de les revendre à bas prix dans les rayons des supermarchés. Autrefois, le riz produit sur place était consommé sur place, en conservant germes et cuticules, où se concentrent les véritables apports nutritifs de la céréale. Le Dr Ghani s'inquiète de cette tendance, qui veut que l'on préfère le rendement à tout prix, avec tous ses effets chimiques néfastes, aux méthodes traditionnelles de culture et aux engrais naturels, comme le guano. L'utilisation excessive d'herbicides provoque d'ailleurs une disparition accélérée des ulam, et Dr Ghani s'empresse donc d'en sauver autant que possible. Rien qu'à Langkawi, il a réussi à dénombrer au fil des ans entre 700 et 800 espèces différentes de plantes médicinales, qu'il tente maintenant de répertorier et de consigner dans ses écrits.
Le poivrier, intimement lié à l'histoire locale
Parmi toutes ces espèces, il en est une dont le destin fut fortement lié à l'histoire de Langkawi : le poivrier. De toutes les îles de l'archipel de Langkawi, la plus grande, celle où se concentre aujourd'hui presque toute l'activité touristique, était autrefois connue sous le nom de Pulau Lada, « l'île au poivre ». Au XVIIe siècle, un Français s'est particulièrement intéressé à cette production locale : Augustin de Beaulieu, en quête de cette commodité fort prisée des cours royales d'Occident, avait d'abord approché le sultan Iskandar Muda d'Aceh pour s'en approvisionner. L'île de Sumatra était à l'époque, avec Java, un centre quasi incontournable de production de poivre. Mais le prix proposé par le sultan s'avéra trop élevé et notre Augustin, qui avait entendu parler de cette ?île au poivre?, propriété du royaume septentrional de Kedah, décida finalement d'y faire commerce. De Beaulieu reparti vers la France, sa précieuse cargaison au final largement pillée par la flotte néerlandaise, Iskandar Muda fit ravager les plantations de poivriers de Langkawi : la libre-concurrence n'était encore, à cette époque, qu'un vain mot.
Transmettre le savoir accumulé
Ainsi s'acheva donc l'histoire du poivre sur Pulau Lada, mais quatre siècles plus tard, le Dr Ghani ne désespère pas de pouvoir en relancer un jour la culture. Pour cela, il lui faudra trouver un plant de poivre dans les vestiges de jungle aux alentours de Kuah Town, là où devaient se concentrer les plantations à l'époque, non loin de cette baie protégée propice à l'amarrage des navires de commerce. Le Dr Ghani passe aussi son temps à faire la tournée des bomoh (médecins traditionnels) de l'archipel : c'est chez eux ? une petite centaine en tout ? qu'il récupère des échantillons d'ulam et autres plantes médicinales et s'enquiert de leurs bienfaits sur la santé. Il les replante ensuite dans son propre jardin, du côté de Kilim, en attendant de pouvoir délocaliser une partie de ses pousses sur un terrain plus large. C'est là, dans ce jardin des merveilles, sous son Balai Dukun, qu'il accueille aujourd'hui ses visiteurs, dont de nombreux chercheurs et étudiants venus de Kuala Lumpur ou de Penang. Si le temps où il organisait régulièrement des randonnées découverte est révolu, il se consacre désormais pleinement à l'écriture, avec pour projet la publication prochaine d'un recueil recensant plusieurs centaines de plantes réparties à travers tout l'archipel nousantarien. Un projet titanesque, d'autant qu'il lui faut harmoniser les appellations en malais, différentes selon les lieux et les cultures. Longtemps au service de la médecine moderne, c'est en prêchant pour un retour à une médecine plus naturelle, plus en phase avec les besoins des populations locales, que le Dr Ghani souhaite laisser une trace de son séjour à Langkawi.
Jérôme Bouchaud (www.lepetitjournal.com/kuala-lumpur.html) mercredi 29 janvier 2014
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Jérôme Bouchaud Auteur de guides de voyage (dont Malaisie, aux éditions Olizane) et traducteur (entre autres, de Trois autres Malaisie, aux éditions Gope), ce lyonnais d'origine a vécu quelques temps en Chine avant d'arriver en Malaisie. Il a par ailleurs créé le site Lettres de Malaisie, auquel s'est depuis associé Lettres de Taïwan, une autre façon de découvrir la Malaisie et Taïwan, à travers les livres. |