Pourquoi est-on catalogué d’une ethnie ou d’une autre ? Comment faire le tri dans son identité ? Comment peut-on être chinois d’Indonésie ? C’est la pluie de questions soulevées par Anda Djoehanna Wiradikarta, Français d’origine indonésienne, enseignant-chercheur et auteur familier des lecteurs d’Asialyst.
S’il faut une Urszene, une « scène primitive », c’est celle-ci. Nous sommes en août 1963 à Kuala Lumpur en Malaisie. J’ai dix ans et quelques. Ma mère, mes frères et moi rentrons à Paris après des vacances en Indonésie et faisons escale pour rendre visite à mon père, qui est le représentant local de l’UNESCO. Nous sommes dans la rue. Mon père lève la tête et crie en indonésien à un homme perché en haut d’un échafaudage posé contre la façade d’un immeuble : « Je ne comprends pas le chinois ! » (« Saya tidak mengerti bahasa Tionghoa ! »).
*Appeler ces langues « dialectes » est erroné : elles sont apparentées au mandarin, dont elles ne dérivent pas, mais avec lequel elles ont un ancêtre commun, appelé « chinois archaïque ».
Un monde s’écroule. Mon père m’avait expliqué qu’il était venu en 1948 à Paris pour étudier à la Sorbonne. Les disciplines qu’il avait choisies étaient l’histoire, la linguistique et le chinois. J’imaginais donc qu’il parlait chinois. Ce que j’entendais ce jour-là sur un trottoir de Kuala Lumpur avait sur le moment été une désillusion. Cette déception n’avait en réalité pas de raison d’être : les Chinois de Malaisie, comme plus généralement ceux d’Asie du Sud-Est, originaires du sud de la Chine, parlent cantonais, hakka, hokkien ou teochew, langues apparentées au mandarin mais non compréhensibles pour qui ne parle que ce dernier*.
*En 1957, année où la Malaisie péninsulaire, protectorat britannique, accède à l’indépendance, les Malais constituaient 50 % de la population, les Chinois 37 % et les Indiens 11 % (cf. « Census population by ethnic group, Peninsular Malaysia, 1911–2010 »).
Ce n’est que dans les années 2010, un demi-siècle plus tard, que je me suis rendu compte que la vraie question n’était pas celle de la compétence de mon père dans la langue des mandarins. Si mon père avait crié : « Je ne comprends pas le chinois ! », c’était évidemment que l’homme, un Malaisien chinois, s’était adressé à lui dans sa langue. Ma question aurait donc dû être : pourquoi ce Chinois avait-il parlé chinois à mon père ? La réponse la plus probable est que ce Chinois avait pris mon père pour un Chinois, et non pour un Malais de la population majoritaire du pays*, car il se serait alors adressé à lui en malais, langue que mon père aurait comprise puisque l’indonésien est une forme de malais.
Je suis moi-même de temps à autre l’objet d’une telle erreur de la part de Chinois. Un soir au milieu des années 1980, « expatrié » par Total à Jakarta, j’étais avec deux cousines germaines dans une discothèque alors très populaire, le « Tanamur ». Nous sommes abordés par un jeune homme qui nous explique qu’il est taïwanais et cuisinier à l’hôtel Mandarin. Il nous demande en anglais : « Are you Chinese ? » Plus tard, en 1995, un jour de juillet, toujours à Jakarta, je rencontre par hasard dans un centre commercial un ancien collègue de Total à Paris, un Chinois du Vietnam. Nous décidons de déjeuner ensemble, avec nos épouses. Sa femme est sino-vietnamienne elle aussi. Ils étaient en vacances en Indonésie, chez la sœur de cette dernière. Celle-ci nous demande, à ma femme et moi : « Vous êtes Indonésiens d’origine chinoise ? » Une autre fois, au milieu des années 2000, alors que j’enseignais à l’école de commerce de Dijon, une étudiante de la République populaire de Chine me demande : « Are you Chinese, Sir ? »
*Le rukun tetangga est une institution créée par les autorités d’occupation japonaises durant la Seconde Guerre mondiale sur le modèle des tonarigumi (隣組) ou « associations de voisinage » mis en place au Japon, qui regroupaient 10 à 15 familles chargées de la sécurité de leur quartier.
J’ai mis du temps à comprendre pourquoi on me posait cette question. Dans mon souvenir, elle m’a été posée la première fois en 1984, au début de ma première « expatriation » à Jakarta. Je m’installais dans la maison du district de Menteng qu’on m’avait attribuée, et étais allé voir le responsable de mon rukun tetangga (bloc de maisons) ou RT*, pour régler les questions administratives de cette installation. À l’époque, Menteng n’avait pas encore été totalement envahie par les nouveaux riches du régime Soeharto. On y trouvait encore des gens éduqués, arrivés là dans les premières années de l’indépendance de l’Indonésie. Mon responsable de RT, un médecin minangkabau de l’ouest de Sumatra, me demande poliment si je suis keturunan, « de descendance ». Je ne comprends pas sa question et lui demande de quelle descendance il parle. Il précise, un peu embarrassé : « De descendance chinoise ? » Je comprenais maintenant sa question, mais ne comprenais pas pourquoi il me l’avait posée. Ma famille n’est pas « ethniquement » chinoise : mes grands-pères étaient l’un sundanais, l’autre javanais, et mes grands-mères l’une minangkabau comme mon responsable de RT, l’autre sundanaise.
EN INDONÉSIE, ON PEUT ÊTRE CHINOIS ET NE PAS EN AVOIR L’AIR
Quelques années plus tard, de nouveau expatrié à Jakarta, je déjeunais au Hilton avec un collègue chinois de Hong Kong. Une serveuse vient prendre nos commandes. Elle s’adresse d’abord à moi en anglais : j’ai l’habitude qu’en Indonésie, on me prenne pour un étranger, souvent pour un Singapourien. Puis, elle s’adresse en indonésien à mon collègue, qui lui répond en souriant que l’Indonésien, c’est moi. Il y avait là un amusant paradoxe : le Chinois passait pour indonésien et vice versa.
*Sous Soeharto, la plupart des Chinois avaient pris un nom « indonésien » qui était clairement perçu comme non indonésien par les Indonésiens « indigènes ».
Mon collègue de Hong Kong allait d’ailleurs constater que reconnaître des Indonésiens d’origine chinoise n’était pas toujours évident. Lors d’une visite d’une mine de charbon de l’est de Bornéo, exploitée par un entrepreneur sino-indonésien de Bandung, nous avions pour guide un homme qui était pour moi clairement d’origine chinoise, en raison notamment de son nom indonésien* et malgré sa peau très foncée (on me pardonnera ce jeu de mot involontaire). Quand j’expliquai à Peter que notre guide était chinois, il exprima sa surprise. En Indonésie, on peut être chinois et ne pas en avoir l’air.
À propos de Hong Kong, un jour, en mission pour Total dans cette ville, dans un ascenseur, le liftier me demande si je suis japonais. Quelques années auparavant, dans l’avion qui nous ramenait ma femme et moi de Bali, où nous avions fait notre voyage de noces, l’interprète japonaise qu’on trouvait à l’époque sur les avions de Garuda assurant la liaison de Denpasar à Tokyo avec escale à Jakarta, s’approche de nous et nous propose des journaux japonais. Autour de nous, il n’y avait que des Japonais bronzés de leur séjour à Bali. On peut être indonésien et avoir l’air japonais, y compris aux yeux de Japonais.
Je comprenais donc désormais pourquoi on pouvait me demander si j’étais chinois. Mais j’ai encore mis du temps à admettre que je n’avais pas le « type indonésien » majoritaire et qu’en Indonésie, je pouvais passer pour étranger. Je n’en souffrais pas : cela m’agaçait. Pour moi, si les Indonésiens me voyaient comme différents d’eux, c’était parce qu’ils ne connaissaient pas la diversité de leur pays.
*Les Indonésiens qui parlent encore le néerlandais, appris à l’époque coloniale, sont une infime minorité en voie de disparition : Amboinais et Manadonais « hollandisés », aristocratie de Java et Sumatra, ancienne bourgeoisie chinoise.
Mais je ne pouvais pas toujours mettre ce malentendu sur le compte de l’ignorance des Indonésiens. L’exemple du responsable de RT montre que des Indonésiens « éduqués » peuvent aussi se tromper. Ma tante aime à raconter une anecdote. Un jour, à une réception, attendant un de mes frères et sa femme, elle explique à une amie, en néerlandais* : « J’ai un neveu qui est marié à une Chinoise » (« Ik heb een neef die met een Chinese getrouwd is »). Arrive mon frère et sa femme. L’amie demande alors à ma tante, montrant ma belle-sœur : « Ah ! C’est ta nièce ? » À ses yeux, le Chinois, c’était mon frère. Pourtant, en l’occurrence, le néerlandais distingue bien le féminin du masculin. Sans doute l’aspect « chinois » de mon frère était-il si frappant que cette dame en avait oublié sa grammaire batave.
PRINCESSES CHINOISES
*Les populations de langue austronésienne avaient des capacités de navigation en haute mer depuis au moins le IVème siècle avant notre ère, ce que les Chinois et les Indiens n’auront pas avant le Xème siècle. **Selon cette description, ces bateaux faisaient soixante mètres de long et transportaient de six à sept cents personnes, à une époque où les Chinois ne savaient pas encore construire des bateaux de haute mer.
En fait, cette méprise n’est pas rare en Indonésie. En particulier, de nombreux habitants de la côte nord de Java, qu’on appelle le Pasisir, ont un phénotype « chinois ». La présence de Chinois y est ancienne. Ma Huan, l’interprète qui accompagnait l’amiral musulman chinois Zheng He lors de sa quatrième expédition en 1413-1415, note la présence de communautés chinoises établies dans les ports du Pasisir. Nombre de ces Chinois se sont intégrés à la population locale. Les relations commerciales entre Java et la province du Fujian dans le sud de la Chine sont encore plus anciennes, comme en témoigne par exemple la cargaison d’une épave de bateau austronésien – c’est-à-dire javanais ou malais* – découverte en 2003 au large de Cirebon et constituée pour une bonne part de marchandise d’origine chinoise datée de la période dite des Cinq Dynasties (907-979 de notre ère). Plus tôt encore, dans son Carrefour javanais, l’historien français Denys Lombard pour lire la suite cliqué ici