L’Indonésie est le théâtre d’un mouvement massif de protestations qui se sont intensifiées ces derniers jours, après la mort jeudi à Jakarta d’un chauffeur de moto-taxi, écrasé par un véhicule de police. Initialement organisées contre la vie chère, les bas salaires, les difficultés d’accès à l’emploi et pour dénoncer une prime de logement accordée aux députés indonésiens, ces manifestations ont pris un tour antigouvernemental. Un mouvement de colère sociale et de violences urbaines qui représente le premier défi majeur du mandat de Prabowo Subianto et qui a fait au moins quatre morts.


Des revendications nombreuses
Les manifestations avaient commencé lundi dernier à l’appel de travailleurs et d’étudiants pour dénoncer les difficultés économiques et sociales qui frappent une grande partie des Indonésiens. Inflation, salaires qui stagnent, chômage en hausse (l’Indonésie pourrait devenir d’ici la fin de l’année selon le FMI, le pays d’Asie du Sud-Est avec le plus fort taux de chômage), difficultés à se loger correctement… les sujets de grogne étaient nombreux et ont été exacerbés avec la révélation d’une indemnité logement d’environ 3000 dollars mensuels accordée aux députés du parlement indonésien depuis plusieurs mois en plus de leur salaire.
Une allocation près de 10 fois supérieure au salaire moyen indonésien qui vient cruellement souligner les disparités économiques du pays. Les classes moyennes et populaires qui luttent au quotidien pour une vie décente souffrent également d’un sentiment d’indifférence face à une classe politique et une élite économique accusées d’accumuler les privilèges dans un pays où la corruption atteint des niveaux records et attise les colères.
« De nombreux Indonésiens se battent pour boucler leurs fins de mois mais au lieu de recevoir de la compassion de leurs représentants, ils récoltent moqueries et arrogances », dénonce Abigail Limuria de la plateforme indépendante "What Is Up, Indonesia? ». Ces contestations s’inscrivent dans un contexte social déjà tendu. Depuis le début de l’année, les critiques sur l’austérité et les coupes budgétaires dans l’éducation et la santé décidées par le gouvernement ont nourri une forte protestation et donné naissance à un mouvement dénommé Indonesia Gelap (L’Indonésie sombre) qui dénonce les dérives d’une économie libérale pas assez redistributive et qui voit les vagues de licenciements se multiplier depuis le début de l’année 2025.
Une colère sociale qui dégénère après la mort d’un moto-taxi
Les manifestations se sont enchaînées toute la semaine dernière mais ont dégénéré jeudi soir après qu’un chauffeur de moto-taxi (ojol) de 21 ans a été renversé puis écrasé par un véhicule blindé de la police devant le parlement indonésien. Filmée par des manifestants, la scène s’est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux et a enflammé la rue déclenchant de nombreux affrontements avec les forces de l’ordre. Tirs de gaz lacrymogène, usage des canons à eau contre jets de pierres, cocktails molotov, voitures brûlées et tentatives d’envahir des bâtiments de la police, la situation est rapidement devenue explosive. D’autant plus que la communauté des moto-taxis représente un corps social puissant avec plus d’un million de chauffeurs-livreurs dans le pays qui sont un peu les yeux et les oreilles de la rue et qui avec leurs boucles Whatsapp ont des capacités de mobilisation énormes.
Par ailleurs, une partie de la population dénonçant depuis plusieurs mois les violences policières et craignant le retour de l'autoritarisme avec l’élection à la présidence de Prabowo Subianto en novembre 2024, ancien général de l’armée accusé de crimes lors de la répression des manifestations pro-démocratiques de 1998, voit dans cet événement tragique la réalisation de leurs pires cauchemars.
Les autorités ont donc réagi dès le lendemain pour essayer d’éteindre l’incendie. Le président Prabowo Subianto a lui-même présenté dans une allocution vidéo ses condoléances à la famille du jeune moto-taxi, dénoncé « les actions excessives des agents » de police impliqués dans le drame, demandé une enquête approfondie et des sanctions exemplaires en cas de fautes commises par les fonctionnaires qui ont été présentés à un tribunal dans le cadre des investigations. Le président indonésien s’est par la suite rendu dans la famille de la victime pour se recueillir sur la dépouille du chauffeur et promettre de l’aide à ses proches.
Des affrontements qui continuent et s’intensifient
Malgré cette réaction rapide, les mobilisations ont continué et se sont étendues dans de nombreuses villes du pays : Bandung, Yogyakarta, Medan, Mataram à Lombok et même la très touristique Bali… Des manifestations qui sont montées d’un cran dans la violence avec de nombreux bâtiments officiels incendiés notamment à Makassar à Sulawesi. Les manifestants y ont incendié un bâtiment du conseil provincial et local de la ville, entraînant la mort de trois personnes piégées par les flammes.
Dans la nuit de samedi à dimanche, la maison de la ministre des Finances et celles de parlementaires accusés d’avoir défendus publiquement le versement de l’allocation logement des députés ont été pillées à Jakarta. Des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montraient des individus emportant du mobilier, des tableaux, du matériel électroménager parfois devant des forces de l’ordre qui semblaient impuissantes.
Mises en garde et évolution possible
Face à cette crise qui représente son premier défi majeur depuis son accession à la présidence, le président Prabowo Subianto a annulé un voyage diplomatique en Chine et a de nouveau pris la parole pour dénoncer fermement les pillages. « Le droit de réunion pacifique doit être respecté et protégé. Mais nous ne pouvons nier qu'il existe des signes d'actions illégales, voire contraires à la loi, qui relèvent même de la trahison et du terrorisme », a-t-il déclaré dans un discours prononcé au palais présidentiel de Jakarta. L’état d’urgence militaire n’a pas été déclaré mais l’armée sécurise des points clés de Jakarta et patrouille dans les secteurs sensibles de la ville.
Les autorités ont demandé à TikTok de stopper pour quelques jours la fonctionnalité de diffusion en direct de ce réseau social utilisé par plus de 100 millions de personnes en Indonésie. Le Conseil des oulémas d’Indonésie (MUI) a de son côté exhorté la population à éviter la violence, le vandalisme et les pillages lors des manifestations contre les autorités.
Les ambassades de nombreux pays dont la France invitent leurs ressortissants à faire preuve de vigilance et de prudence dans leurs déplacements, en suivant les consignes données par les autorités locales et en évitant les zones à risque et les attroupements.
Dans une première réponse aux aspirations des manifestants, les dirigeants du Parlement ont fait savoir qu'ils allaient abroger un certain nombre de mesures parlementaires, notamment celles concernant le montant des indemnités versées aux députés et le moratoire sur les voyages professionnels à l’étranger. Mais pour Muzammil Ihsan, président de l'All Indonesian Students Executives Body, la plus grande organisation étudiante du pays, « la suppression des avantages accordés aux législateurs est « insuffisante » et que de nouvelles manifestations sont « envisagées », a-t-il déclaré à l’agence Reuters.
Dimanche soir la situation restait volatile, des rassemblements étaient en cours à Jakarta et la province de Jakarta a émis une circulaire recommandant aux entreprises situées dans les zones de manifestations de faire télétravailler leurs employés en attendant de voir l’évolution du mouvement dans les jours à venir.
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