Si les Stambouliotes aisés préféraient les Eaux douces d’Europe au printemps et à l’automne, ils délaissaient volontiers ces dernières, désireux de quitter pendant quelques heures la touffeur de l'été en ville, au profit des Eaux douces d’Asie, rafraichies par l’air du Bosphore.
Bien avant que le 31ème Sultan ottoman, Abdülmecid 1er, n'y fasse édifier en 1856 un délicat pavillon, les prairies encadrées par les deux petites rivières Küçüksu et Göksu accueillaient déjà les parties de campagne des riches Ottomans.
Les caïques se rendaient vers la côte orientale du Bosphore entre le petit village de Kandilli et les remparts de Anadolu Hisarı, forteresse construite de 1393 à 1394 par le Sultan Bayezid 1er dans le cadre des préparatifs du deuxième siège de Constantinople en 1395. Cet édifice est, à ce jour, le plus ancien monument ottoman d’Istanbul.
Sous l'ombre salvatrice des arbres de ce havre de fraîcheur, les promeneurs se reposaient ou se restauraient accompagnés par les mélodies de musiciens et de chanteurs.
Très tôt, le site des Eaux douces d’Asie fut remarqué par les sultans et les notables. Sous le règne de Mahmud 1er, le Grand Vizir Divittar Mehmed Paşa fit construire vers 1740 un konak en bois de deux étages, toujours utilisé sous les règnes de Selim III (1789-1807), et Mahmud II (1808-1839).
Lorsqu’Abdülmecid 1er ordonne la construction d’un nouveau pavillon-palais, la mission est confiée aux architectes d’origine arménienne Garabet Amira Balyan et Nigoğayos Balyan (père et fils) auxquels on doit, entre autres réalisations, le palais de Dolmanbahçe, le nouveau palais de Çırağan, la mosquée d’Ortaköy et la tour de l’horloge de Nusretiye…
Le bâtiment est achevé en 1857, et sous le règne du Sultan Abdulaziz (1861-1876), à l’est, la façade est agrémentée d’ornements sophistiqués ; de plus d’anciens pavillons annexes situés dans le parc sont détruits afin de donner plus d’espace à la promenade et mettre en valeur la magnifique fontaine.
Destiné initialement à la fonction de relais de chasse et de lieu de repos du Sultan, dans les premières années de l'ère républicaine, le palais sert de résidence pour les invités de l'État.
Après une première restauration en 1944, il ouvre ses portes au public en 1996 en qualité de musée-palais. De nouveau restauré en 2003-2004, il offre aux visiteurs toute la beauté des splendeurs d’origine de la décoration intérieure, œuvre du français Charles Polycarpe Séchan (1803-1874), scénographe de l’Opéra de Vienne (Autriche) et de plusieurs théâtres parisiens.
Venons-en maintenant aux fameuses Eaux douces d’Asie évoquées par de nombreux écrivains voyageurs, à l’instar de Pierre Loti qui les décrivaient en ces termes "Ces Eaux-Douces-d’Asie sont la très petite rivière ombreuse, le ruisseau étouffé entre la verdure, qui se jette dans le Bosphore… Comme il y fait toujours délicieusement calme, même quand le détroit est agité par les brises étésiennes, c’est, chaque vendredi, le rendez-vous des plus beaux caïques, qui s’y croisent, s’y frôlent, y embrouillent leurs avirons…"
Comme nous l’avons vu précédemment, le site composé de deux petites rivières, Küçüksu et Göksu qui se jettent toutes deux dans le Bosphore, est fréquenté et prisé dès la deuxième moitié du XVIIIème siècle. Cependant, c’est surtout au milieu du XIXème siècle que de nombreux autochtones se font transporter dans de grands caïques pour emprunter de plus petites embarcations, organiser des pique-niques, des sorties en famille – ou des rendez-vous galants – au milieu de la végétation luxuriante où les échassiers trouvent leur nourriture et se plaisent à faire leur nid.
Loin de la chaleur citadine, chacun vient s’y reposer quelques heures, s’y restaurer en écoutant les musiciens installés sur place pour distraire les promeneurs.
C’est aussi le lieu des rencontres. On s’observe de barque en barque, les regards se croisent, on se sourit… il ne reste plus qu’à faire connaissance.
De nos jours, le décor a changé, en particulier pour Küçüksu. Celle-ci a en effet été canalisée et termine sa course dans le Bosphore à l’intérieur d’une buse en béton…
De son côté, Göksu a su garder un certain charme même si les caïques se sont vus remplacés par toutes sortes d’embarcations variées.
Sur les rives, plusieurs cafés et restaurants très fréquentés vous offrent l’opportunité d’une halte rafraichissante ou d’une étape gastronomique devant un plat de poisson.
Et même si les promeneurs ne viennent plus en bateau mais en voiture ou en bus et bien que les caïques aient disparu, le charme des Eaux douces d’Asie demeure. Le joli palais de marbre à l’élégance orientale, son vaste jardin et sa belle terrasse au bord du Bosphore restent un des lieux favoris des jeunes mariés qui viennent immortaliser leur bonheur en photographie.
Si ce joli paysage bucolique a fait et fait encore les délices des promeneurs, il a également séduit de nombreux peintres qui ont, chacun à sa manière, restitué le climat qu’il leur inspirait. À travers leurs œuvres, nous pouvons nous imprégner de la douceur des lieux et remonter le temps pour, à notre tour, faire notre promenade aux Eaux douces d’Asie.