Aboli en France en 2001, le service militaire obligatoire est toujours d'actualité en Turquie, y compris pour les binationaux franco-turcs de sexe masculin. Procédure, report, exemption? Lepetitjournal.com d'Istanbul a interrogé l'avocat Ahmet Kiraz pour faire le point sur les procédures.
lepetitjournal.com d'Istanbul: Les binationaux franco-turcs résidant en France sont-ils concernés par le service militaire en Turquie ?
Ahmet Kiraz: Bien sûr, les binationaux de sexe masculin ne sont pas dispensés de l'obligation de service militaire en Turquie. L'exemption concerne les binationaux qui auraient déjà effectué le service militaire obligatoire dans leur deuxième pays. Mais les Franco-Turcs ne sont pas concernés car le service militaire obligatoire a été totalement supprimé en France et la journée d'appel [appelée Journée défense et citoyenneté ou JDC, ndlr] est considérée comme une journée d'information et non comme un service national. Elle n'est donc pas prise en compte et les binationaux franco-turcs sont obligés de satisfaire aux obligations de service militaire en Turquie, même s'ils sont nés et ont grandi en France.
Quelles sont les possibilités de report du service militaire ?
Les étudiants peuvent bénéficier du report du service militaire jusqu'à la fin de leurs études. Après, ils peuvent être convoqués à un service militaire réduit, de six mois contre douze normalement, comme officier de réserve. Cependant, si les binationaux franco-turcs ont fait leurs études en France, ils doivent demander la reconnaissance de leur diplôme français en turc, faite par un interprète assermenté et notariée - sans quoi ils ne pourront pas prétendre à la réduction du service militaire et seront convoqués pour douze mois. Pour cette démarche, il faut prendre contact avec la Haute autorité de l'éducation nationale et la procédure dure environ un an. Quant aux binationaux franco-turcs qui veulent une équivalence de leur diplôme français en turc, pour pouvoir exercer en Turquie dans certains domaines notamment, ils doivent repasser des cours non dispensés par le système éducatif français. Les autorités comptent deux ans de procédure. Sur cette base-là, le service militaire est reporté de trois ans supplémentaires.
(photo ISAF Headquarters Public Affairs Office)
Les binationaux franco-turcs peuvent aussi faire une demande de report du service militaire jusqu'à leurs 38 ans. Mais il faut faire attention car ce report ne permet pas de venir en Turquie plus de six mois au cours d'une année civile, pour s'y installer et y travailler par exemple. Cette règle échappe à de nombreux binationaux, qui se retrouvent face à la difficulté de trouver du travail en France et qui décident de venir saisir leur chance dans leur deuxième pays, la Turquie. Mais au bout de six mois, les autorités miliaires turques peuvent les convoquer à tout moment.
Comment les Franco-Turcs peuvent-ils être exemptés totalement du service militaire ?
Pour en être exemptés totalement, les binationaux franco-turcs peuvent s'acquitter d'une taxe forfaitaire. Cela ne concerne que les binationaux franco-turcs qui ont résidé en France plus de trois ans, et qui peuvent justifier d'une activité (travail, chômage, RSA, RMI) pendant cette période.
Il y a encore quelques années, il fallait payer 6.000 euros et venir passer 28 jours d'entrainement de base en Turquie. Puis, les autorités turques ont estimé que ce temps d'entrainement de base n'était pas utile et l'ont supprimé. Depuis moins d'un an, la somme à payer a été réduite à 1.000 euros à une condition : les Franco-Turcs résidant en Europe doivent entreprendre la procédure avant le 31 décembre de l'année qui précède leur 38ème anniversaire. Il faut prendre rendez-vous auprès de l'ambassade ou du consulat de Turquie le plus proche de son domicile, mais cela peut parfois prendre du temps. Actuellement, à cause des agendas consulaires saturés, les rendez-vous ne sont parfois pas attribués avant 2017 voire 2018. Dans le cas où la procédure n'est pas faite et que le montant n'est pas réglé avant l'année de leur 38ème anniversaire, les binationaux franco-turcs doivent payer 6.000 euros (indépendamment de leur situation).
Quelles sont les conséquences pour les binationaux franco-turcs qui ne sont pas en règle avec les obligations de service militaire en Turquie ?
Il n'y a pas de conséquence extrême comme la déchéance de nationalité pour cela. Car déchoir de la nationalité reviendrait pour les autorités turques à renoncer à la taxe forfaitaire, ce serait autant d'argent qui ne serait pas alloué au budget de l'Etat. En revanche, les binationaux franco-turcs qui ne sont pas en règle vis-à-vis du service militaire et qui se rendent en Turquie peuvent être convoqués et envoyés au service militaire s'ils sont repérés par les autorités turques.
Depuis quelques mois, on remarque une multiplication des lettres d'avertissement et de convocation envoyées aux entreprises qui emploieraient des binationaux franco-turcs considérés comme "déserteurs" de l'armée. Dans ce cas, les employés sont appelés à se présenter rapidement aux autorités turques, sans quoi leur employeur sera présenté devant la justice et assigné au tribunal pénal pour faute. Pour éviter cela, certains binationaux franco-turcs sont licenciés et retournent en France.
Vous ?uvrez dans l'association Trait d'Union, qui s'adresse notamment aux binationaux franco-turcs. Comment l'association s'est-elle intéressée à la problématique du service militaire ?
La première idée que nous avons défendue était de dire que 6.000 euros, c'était trop cher, pour n'importe quel étudiant. On s'est aussi rendu compte que les problèmes touchaient particulièrement les binationaux franco-turcs brillants qui ont fait des études supérieures en France. Beaucoup d'entre eux reviennent en Turquie pour entrer sur le marché du travail, parce qu'ils n'ont pas d'opportunités en France mais aussi parce qu'il ne faut pas oublier que c'est parfois plus difficile pour les binationaux de trouver du travail en France. Or ces jeunes diplômés ne peuvent pas toujours prouver les trois ans d'activité nécessaires (travail, chômage, RMI, RSA) sur le sol français. Certains font donc le choix de faire des petits boulots pendant trois ans en attendant, et d'autres prennent le risque de venir quand même en Turquie. On soutient l?idée que la condition de trois ans est aberrante, car elle empêche des cerveaux formés en France et dont la formation a été payée de A à Z par le gouvernement français, de venir travailler en Turquie directement après leurs études.
On a demandé le soutien des autorités françaises et turques, des ministères des Affaires étrangères, de la Direction des Turcs de l'étranger et des associations de binationaux en France mais aussi à travers toute l'Europe. Je pense que l'information est remontée puisque le gouvernement AKP s'en est saisi en diminuant le prix de la taxe. En revanche, la condition des trois ans n'a pas bougé car elle ne concernerait pas que les Turcs de l'étranger et beaucoup de Turcs résidant en Turquie pourraient quitter volontairement leur pays pour aller étudier ailleurs et ainsi profiter du report de leur service militaire jusqu'à leur 38 ans?
Propos recueillis par Solène Permanne (http://lepetitjournal.com/istanbul) lundi 5 décembre 2016