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Le suicide d’un étudiant relance le débat sur les résidences religieuses en Turquie

Enes Kara Enes Kara
Écrit par Albane Akyüz
Publié le 12 janvier 2022, mis à jour le 13 janvier 2024

Son visage vous est peut-être familier, sa vidéo a fait le tour des réseaux sociaux depuis lundi soir. Enes Kara était étudiant en 2e année de médecine à Elazığ (est), jusqu’à ce qu’il mette fin à ses jours, ayant "perdu tout goût de vivre" en raison de son quotidien dans une résidence universitaire religieuse.

C’est dans une vidéo* d’une dizaine de minutes et une note justifiant son acte, qu’Enes Kara explique ne plus en pouvoir de son quotidien vécu dans une confrérie religieuse** où il se sent oppressé.

Dans sa vidéo, il fait part des contraintes de chaque jour, "obligé de prier tout le temps, d'assister aux cours de la secte, et de lire les livres qu’elle lui impose. […] Devoir se coucher tôt car le lendemain matin il faut se lever tôt pour la prière." Il explique être "très fatigué psychologiquement", ne plus "supporter cet environnement". "Je ne suis pas musulman, ma famille ne le sait pas". Il dit avoir "perdu la joie de vivre", et peur d’en parler à sa famille.

"Quand j'ai dit que je voulais quitter cet endroit, j'ai reçu un ‘non’ en retour", aurait-il écrit dans sa note de suicide.

Le reflet du mal-être de la jeunesse turque à travers les "mots" d’Enes Kara

Dans sa vidéo, Enes Kara mentionne les difficultés rencontrées par de nombreux jeunes : "tout le monde veut partir (à l’étranger)", il mentionne le mobbing, le stress au cas où il serait un jour médecin, la lourde charge de travail.

Il explique qu’il pourrait reprendre des études d’ingénierie, mais qu’il n’a plus "la force de lutter", que les risques d’être au chômage sont élevés.

Il fait mention des difficultés de croire en l’avenir. Il exprime aussi le "décalage" idéologique qu’il vit avec sa famille "conservatrice".

Les études, le marché du travail, le chômage, partir travailler à l’étranger… sont autant de thèmes qui inquiètent les étudiants ou les jeunes diplômés.

Mardi 11 janvier, les amis d’Enes se sont réunis dans les locaux de l'université de Fırat où il étudiait, observant une minute de silence, et demandant : "Combien de vies devons-nous encore perdre pour agir ? Nous exigeons que cette situation soit étudiée et que les familles, les enseignants, la direction agissent".

Déferlement de réactions suite au suicide d’Enes Kara

Cet événement a mis toute la Turquie en émoi. #EnesKara et #CemaatYurtlariKapatilsin ("que les confréries religieuses ferment") étaient les hashtags les plus relayés dans la journée de mardi sur le réseau social Twitter.

Dans un tweet, le chanteur Tarkan a indiqué avoir été bouleversé par cette tragédie, et a appelé les parents à "écouter" et "protéger" leurs enfants.

 

 

En revanche, la réaction du père d’Enes Kara a beaucoup choqué, lui-même membre de la confrérie religieuse en question, il a indiqué ne pas souhaiter porter plainte contre cette dernière. Il a déclaré avoir pensé que son fils "allait s’habituer" à ses conditions de vie.

Dans un tweet ce mercredi, Özgür Özel, vice-président du CHP (opposition) à l’Assemblée nationale turque, a encouragé les jeunes qui se sentent dans une situation de désespoir similaire à celle d’Enes, à lui téléphoner.

 

 

Le mouvement Barinamiyoruz a annoncé l’organisation d’un rassemblement à Istanbul ce vendredi 14 janvier, en l’honneur d’Enes Kara.

 

 

Les raisons qui poussent les étudiants à se loger dans ce type de résidences (considérées comme des "sectes" religieuses) sont bien souvent économiques, car il est de plus en plus difficile de trouver des chambres disponibles dans les résidences universitaires de l’État.

Le problème des milliers de résidences religieuses en Turquie 

Cela fait des années qu’il est demandé au gouvernement d'exproprier ces confréries.

Ces résidences religieuses pour étudiants sont considérées comme des sectes illégales. Rattachées à des fondations ou à des associations, leur nombre aurait très significativement augmenté ces toutes dernières années, passant de 1 723 en 2016, à 3 331 en 2021.

Ces confréries ont récemment fait parler d’elles, notamment suite au meurtre, début décembre, d'un étudiant de 18 ans, décapité par le cuisinier de sa résidence (fondation Alimder), une résidence qui fonctionnait illégalement dans la province d’Antalya.

À la suite de cette tragédie, les étudiants de la résidence en question ont été transférés vers une institution du ministère de l'Éducation nationale, et le bâtiment géré illégalement a été fermé.

Après l'échec de la tentative de coup d'État du 15 juillet 2016, les résidences gérées par le réseau Gülen à travers la Turquie ont été fermées par le gouvernement. Mais l’AKP (Parti de la justice et du développement), le parti au pouvoir, n'a pas réussi à répondre aux besoins d'hébergement des étudiants en proposant de nouvelles structures, poussant ainsi les jeunes à trouver un logement dans les résidences de confréries religieuses.

Cité par le quotidien Sözcü début décembre, Umut Gezici, le président du TÜYIS (Syndicat des employeurs de services de logements et résidences privés), indique que la capacité en lits des internats gérés illégalement en Turquie dépasserait les 150 000, alors que l’État ne disposerait que de 50 000 places. Selon lui, les familles ne sont pas conscientes des dangers que représentent ces résidences pour leurs enfants, mais ils n’ont pas d’autre choix, car elles offrent un moyen d'hébergement bon marché.

 

 

Dans une interview au quotidien Cumhuriyet début décembre, le théologien et professeur de religion Cemil Kılıç appelait à l'expropriation de ces internats, pointant la dangerosité de la propagande religieuse et de l’éducation alternative qui y sont enseignées. "Les cultes et les congrégations sont illégaux et une lutte doit être menée contre ces institutions illégales. Leurs écoles et résidences doivent être saisies", exhortait-il.

Il est régulièrement reproché au parti au pouvoir de laisser faire, et même de financer ces structures, et à la presse proche du pouvoir, de tenter d’étouffer les affaires qui s’y rapportent, comme celle du suicide d’Enes Kara.

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(*) Enregistrée le 5 janvier.

(**) Appartenant à la secte Nur. Aucun signe extérieur n’indique que le bâtiment est utilisé comme résidence étudiante.

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