Toutes les deux semaines, le mardi, lepetitjournal.com Istanbul vous propose un rendez-vous "Parlons Turquie..." à travers des courts textes de Samim Akgönül, auteur du "Dictionnaire insolite de la Turquie". Vous y êtes invités à découvrir des concepts, mots et expressions ou des faits peu connus mais aussi des personnages insolites de l'espace turc, inspirés du dictionnaire en question. Aujourd'hui, la lettre "O"...
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Partez à la découverte du Palais de Topkapı encore une fois. Mais cette fois-ci, dans la première cour, au lieu de vous diriger vers la porte de cérémonies Babüsselam, tournez à gauche, passez derrière Sainte-Irène et engagez-vous dans la petite allée pavée qui descend vers ce bâtiment qui vous rappellera un temple grec. Il s’agit du Musée archéologique d’Istanbul, œuvre principale d’un des acteurs de modernisation ottomane, Osman Hamdi Bey.
Dans l’histoire turco-ottomane, le passage du concept d’âlim (savant, souvent religieux) au concept d’aydın (intellectuel, au sens occidental du terme) a été lent et laborieux. Les premiers intellectuels, s’intéressant à l’art et à la culture, apparaissent au cours du XIXe siècle. Osman Hamdi Bey est une des figures de proue incontournables de cette occidentalisation.
Archéologue, muséologue, peintre, éducateur, homme politique, Osman Hamdi (1842-1910) est le fils d’Ibrahim Edhem Pacha, grec d’origine, qui fut un Premier ministre éphémère d’Abdülhamid II. Son éducation se déroula à Paris, où il resta douze ans. Il y étudia non seulement le droit mais aussi la peinture dans les ateliers de Gérôme et de Boulanger. Ensuite, tout au long de sa carrière de haut fonctionnaire, il ne cessa de peindre, et de participer à des expositions internationales, comme à Vienne et à Paris. Archéologue passionné, il fouilla le mont Nemrod (Nemrut Dağı), mondialement connu pour ses sculptures géantes de la civilisation commagène. Fondateur du Musée archéologique d’Istanbul, dans les jardins du palais de Topkapı, et de la première Académie des beaux-arts, il fut un peintre reconnu de son vivant et considéré comme un "Orientaliste" en Orient. Les deux versions de son tableau L’Homme aux tortues se trouvent à Istanbul.
Le musée d’Orsay possède Vieil homme devant des tombeaux d’enfants peint en 1903.
Alexandre Vallaury, l’architecte du musée, un Levantin ottoman probablement d’origine française, dessina également l’Académie des beaux-arts, et l’hôtel Pera Palace.
Quand on parle de la peinture, il est impossible de ne pas mentionner une autre figure intéressante, contemporaine d’Osman Hamdi Bey. Il s’agit de Khalil Cherif Pacha. Collectionneur chevronné de peinture, érotomane notoire et accessoirement diplomate et homme d’État, Khalil Cherif Pacha (1831-1879) fut une des figures emblématiques de l’entrée dans la modernité de la société turque, par son intérêt pour l’art figuratif et plus particulièrement les tableaux de femmes.
Durant ses séjours en France, il constitua une gigantesque collection de peintures d’Ingres, de Delacroix et Courbet. Composée entre autres d’œuvres érotiques comme Le Bain turc d’Ingres ou Les Dormeuses de Courbet, la collection fut vendue en 1868 aux enchères pour payer les dettes de jeu de son propriétaire, avec un catalogue préfacé par Théophile Gautier.
Le Bain turc, Jean-Auguste-Dominique Ingres (1862)
Khalil Cherif Pacha est tenu pour le commanditaire et premier possesseur de L’Origine du Monde de Courbet (1866) qui fit scandale. Après une vie courte mais mouvementée, parsemée de scandales liés aux femmes, aux jeux et aux tableaux, et une importante carrière politique (il fut ministre des Affaires étrangères et ministre de la Justice), Khalil Cherif Pacha mourut en 1879 d’une insolation ! Quant à L’Origine du Monde, on dit que le sulfureux Khalil Bey l’exposait derrière un rideau vert.
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Dernières publications de l'auteur :
> Akgönül Samim (dir.), La modernité turque : adaptations et constructions dans le processus de modernisation ottoman et turc, Istanbul, Éditions Isis, 2022 ;
> Akgönül Samim, Dictionnaire insolite de la Turquie, Paris, Cosmopole, 2021 ;
> Akgönül Samim, La Turquie "nouvelle" et les Franco-Turcs : une interdépendance complexe, Paris, L'Harmattan 2020.