Les billets de banque turcs portent tous, en plus de la figure d’Atatürk, la mention et le portrait d’un personnage illustre de l’histoire turque dans les domaines artistiques et scientifiques. Le billet de 20 lires est pour sa part associé à l’architecture à travers la figure de Mimar Kemaleddin (1870-1927), pionnier d’un style connu sous le nom de "Premier Mouvement Architectural National" (Birinci Ulusal Mimarlık Akımı). Ce mouvement, dont le principe consiste en une réinterprétation des canons architecturaux de l’Empire Ottoman précédant les Tanzimat, a fortement marqué une société en quête de réinvention de son identité et s’est imposé à travers les bâtiments publics à la fin de l’Empire et aux débuts de la République de Turquie.
L’architecture ottomane tardive, creuset de la réaction à l’occidentalisation
La genèse du Premier Mouvement Architectural National est en effet avant tout une réaction à l’accélération de l’occidentalisation de l’Empire Ottoman entamée au XIXe siècle, occidentalisation visible dans l’évolution de l’architecture. Dès le XVIIIe siècle, les sultans ottomans favorisent les architectes de la famille Balyan, d’origine arménienne : Krikor, Garabet Amira, Nikogayos et Sarkis Balyan servent successivement tous les sultans d’Abdülhamit Ier à Abdülhamit II. Assistés par des architectes d’origine étrangère à partir des années 1830, ils construisent des monuments emblématiques d’Istanbul, à commencer par les palais et mosquées impériaux : Aynalıkavak, Dolmabahçe, Çırağan, Beylerbeyi, Küçüksu, Beykoz ; Nusretiye, Ortaköy, Mecidiye, Tophane, Pertevniyal Valide Sultan…
Tous ces monuments, bien que relevant d’un style indubitablement ottoman, reprennent les canons architecturaux européens, tels les colonnes corinthiennes, ioniques ou composites ; les moulures de plâtre aux motifs végétaux romains ou les ornements baroques en pierre. Les Balyan, comme la plupart des élites ottomanes de l’époque, font leurs études d’architecture et d’art en France et sont ainsi fortement influencés par l’enseignement qu’ils y ont reçu. Pour ne rien arranger, des architectes d’origine européenne, français mais aussi italiens ou allemands, érigent eux aussi des bâtiments dans un style pleinement occidental pour le compte des sultans : on peut citer à titre d’exemple Gaspare Fossati (Darülfünün, théâtre italien de Pera, ministère ottoman de l’éducation – la plupart de ces bâtiments ayant été perdus dans des incendies) ou Alexandre Vallaury (musée archéologique d’Istanbul, Banque ottomane, Pera Palace). En conséquence, la nouvelle Constantinople perd peu à peu son esthétique orientale pour se mettre à ressembler à n’importe quelle capitale européenne de la seconde moitié du XIXe siècle.
Cette perte d’identité visuelle allait nécessairement connaître une réaction, qui apparut cependant d’abord dans les travaux d’architectes européens imprégnés d’orientalisme. Le pionnier fut l’allemand August Jachmund, chargé de construire la gare de Sirkeci en 1888, et qui élabora pour cette dernière un style néo-mauresque caractérisé par l’usage de pierres bicolores, de motifs ornementaux purement géométriques ou de colonnes émulant des minarets. Cet amas éclectique est pourtant loin d’évoquer l’architecture ottomane classique : cette dernière servira pour la première fois d’inspiration à un monument architectural d’envergure lors de la construction de l’Administration de la Dette Ottomane par Vallaury en 1896-1899 (aujourd’hui Istanbul Erkek Lisesi). Cependant, il faudra attendre le XXe siècle pour que des architectes turcs reprennent l’idée à leur profit et fassent émerger le Premier Mouvement Architectural National.
L’avènement du Premier Mouvement Architectural National
On considère généralement le grand bureau de poste de Sirkeci comme le premier représentant de ce mouvement revivaliste. Achevé par Vedat Tek (1873-1942) en 1910, celui-ci reprend des codes architecturaux très anciens, qui ressemblent davantage à l’architecture de la période des beylicats qu’à l’architecture classique établie par Mimar Sinan: marbre et pierre de taille grise, ouvertures à arcs brisés, ornementation en faïence bleutée reprenant les motifs géométriques des kilims et des végétaux stylisés, chapiteaux en muqarnas, dômes revêtus de plomb… tous ces éléments, pour certains repris du Çinili Köşk (construit sous Mehmet II), cohabitent toutefois avec des demi-colonnes décoratives à la romaine ou des toits de verre de style Art Déco. En effet, le mouvement de renouveau architectural ne compte pas faire table rase de l’évolution artistique de l’Empire Ottoman, il revendique plutôt la primauté des codes esthétiques turco-islamiques tout en y combinant à sa guise des éléments décoratifs d’autres époques ou civilisations.
Vedat Tek
Vedat Tek, qui avait déjà affirmé sa patte lors de la construction du palais du gouverneur de Kastamonu (1901), fut remarqué et connut la gloire sous le règne des deux derniers sultans ottomans, Mehmet V Resat et Mehmet VI Vahdettin. En effet, la chute d’Abdülhamit II provoquée en 1908 par la révolution des Jeunes Turcs favorisa l’ascension d’un esprit nationaliste, attisé par les membres du Comité Union et Progrès. Ces derniers désiraient se débarrasser des éléments vus comme étrangers à l’identité nationale turque, à commencer par les architectes et les influences architecturales européennes. Par leur patronage naquit une nouvelle génération d’architectes turcs qui, bien qu’ayant également été formés en Europe, adoptèrent un style néo-ottoman ou néo-seljukide qui fut affublé du nom de "Renaissance architecturale nationale", et plus tard "Premier Mouvement Architectural National" sous la République.
Ainsi, en tant que dernier architecte officiel de la cour ottomane, Vedat Tek put réaliser des bâtiments comme le Liman Han de Sirkeci (aujourd’hui centre culturel et restaurant éponyme), le Defter-i Hakani de la place Sultanahmet (direction des cadastres, aujourd’hui propriété du ministère de la culture et récemment devenu le musée de Sainte Sophie) en 1910, les stations de vapur de Moda et Haydarpasa en 1915 ou le Mezbahası de Sütlüce (anciens abattoirs, aujourd’hui centre des congrès de la Corne d’Or) à partir de 1919. Sa propre maison, reprenant en 1913 son style architectural, est toujours visible à Nişantaşı au-dessus de l’Alman Cafe. Il fût toutefois encore plus important sous la jeune république de Turquie, construisant dès 1924 rien de moins que le bâtiment de la deuxième assemblée nationale de Turquie à Ankara, la maison d’Atatürk (Çankaya Köşkü) et le ministère de la Santé devenu palais de réception diplomatique connu sous le nom d’Ankara Palas (aujourd’hui musée). Il abandonna cependant ce dernier chantier, qui fut terminé par Kemalettin Bey en 1928.
Mimar Kemaleddin
Kemaleddin, deuxième grande figure du mouvement, est parfois surnommé "le secon Mimar Sinan" tant sa réputation est grande. Ancien élève d’August Jachmund, il est nommé en 1909 à la tête du département de construction et rénovation du ministère des vakıf (fondations pieuses), ce qui lui permet d’apposer sa patte sur les plus importants monuments religieux de l’Empire. Il est l’architecte des mausolées des personnalités les plus illustres de son temps, tels le sultan Mehmet V ou les généraux et hommes politiques Osman Nuri Paşa, Ahmet Cevat Paşa, Ali Riza Paşa et Mahmut Şevket Paşa. La petite mosquée qu’il réalise à Bebek en 1913 est considérée comme la première mosquée moderne reprenant les canons classiques ottomans de Mimar Sinan. Il a l’honneur d’être responsable des dernières grandes restaurations ottomanes de monuments comme le Hünkar Kasrı et la mosquée Nouvelle (Yeni camii), la mosquée Fatih, la mosquée Nuruosmaniye et même la mosquée Al-Aqsa (qui resta cependant à l’État de projet en raison de l’avènement du mandat britannique sur la Palestine).
Ses vakıf han (bâtiments dédiés à la gestion des fondations pieuses) sont les œuvres où l’influence du Premier Mouvement Architectural National se fait le plus sentir, notamment dans celui qu’il érige à Sirkeci à partir de 1912 (aujourd’hui le Legacy Ottoman hotel). Ici, la ressemblance est frappante avec le bureau de poste de Vedat Tek, avec cependant quelques différences toutes plus fidèles à l’architecture ottomane classique (les ouvertures plus profondes, le toit incliné débordant sur les façades, les ornements couronnant la base des dômes). Le bâtiment sur lequel il impose le plus sa marque est toutefois inspiré du rococo ottoman : il s’agit des appartements Tayyare érigés en 1922. L’État a toutefois décidé de représenter sur les billets de 20 lires sa dernière grande réalisation, le rectorat de l’Université Gazi à Ankara (1927), qui annonce par la sobriété de sa décoration le second mouvement architectural, moins orné, plus moderne.
Arif Hikmet Koyunoğlu et Giulio Mongeri : les derniers représentants du Premier Mouvement Architectural National
Les autres réalisations majeures du Premier Mouvement Architectural National sont presque toutes à trouver à Ankara, centre de la nouvelle république de Turquie. Outre le bâtiment de la première assemblée de Turquie (initialement QG du Comité Union et Progrès, aujourd’hui musée de la Guerre d’indépendance) construit de 1915 à 1920, nous avons avant tout comme exemples les réalisations des architectes Arif Hikmet Koyunoğlu (1888-1982) et Giulio Mongeri (1871-1951), l’un des rares architectes d’origine européenne à avoir choisi la nationalité turque après le passage à la république. Les deux architectes ont d’ailleurs collaboré à l’érection de l’emblématique église néo-gothique St-Antoine sur l’Istiklal d’Istanbul en 1912.
Reviennent à Koyunoğlu les musées d’ethnologie (1928), de peinture et de sculpture (1930) ainsi que le siège du ministère de la culture (1927). On doit ensuite à Mongeri le Bulgur Palas (récemment devenu centre culturel), les sièges de Ziraat Bankası et İş Bankası (1929) devenus des musées dédiés à l’histoire de ces banques, les succursales de la Banque Ottomane à Ankara (1926) devenue Garanti bankası, et la direction des Tekel (1928) devenue centre de la fondation Yunus Emre.
À Istanbul, le Bulgur Palas, lieu de vie et de contemplation, vous ouvre ses portes
La fin du Premier Mouvement Architectural National
Au tournant des années 30, le Premier Mouvement Architectural National s’essouffle. Alors que la république de Turquie fait de nouveau appel à des architectes étrangers – avant tout allemands – pour donner un aspect toujours plus moderne à sa capitale, elle se désolidarise également du style revivaliste ottoman, qu’elle voit de plus en plus comme réactionnaire car trop associé à l’ancien régime. L’influence de styles allemands modernes comme le Bauhaus ou le néo-plasticisme couplée à la mise en avant de la culture hittite par les autorités turques donnera naissance dans les années 40 à une version plus abstraite et épurée du Premier Mouvement Architectural National, appelé "Second Mouvement Architectural National" ; ses plus fameux exemples étant le monument des martyrs de Çanakkale et l’Anıtkabir (mausolée d'Atatürk). En dehors des mosquées dont le style classique néo-ottoman variera très peu à partir de 1949, il faudra alors attendre l’arrivée de l’AKP au pouvoir pour que les architectes se remettent à piocher sans complexe leurs références dans un répertoire seljoukide ou ottoman : le palais de Beştepe à Ankara (palais présidentiel - 2014), qui fusionne les styles Art Déco et néo-seljoukide, représente ainsi une réactualisation du Premier Mouvement Architectural National tout en faisant référence au côté épuré du second mouvement ; constituant de ce fait une véritable synthèse de l’histoire de l’architecture turque.
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