Depuis quelques mois, chercher un taxi à Istanbul s'accompagne souvent de stress. En toile de fond, une guerre de lobbys, qui place les clients dans une position délicate. Le 10 octobre dernier, un article paru dans The Guardian, relayé par certains journaux turcs, évoque cette situation. Lepetitjournal.com Istanbul tente d'apporter un éclairage sur cette “crise” des taxis qui frappe la cité du Bosphore.
Actuellement, deux problèmes majeurs sont rencontrés à Istanbul. Le premier est politique, il s'agit du projet de la mairie métropolitaine d'Istanbul d'introduire dans la ville de nouveaux taxis qu'elle gérerait. Cette proposition se heurte néanmoins régulièrement aux vétos du Centre de coordination des transports d'Istanbul ("UKOME"), influencé par la Chambre des chauffeurs de taxis ("ITEO"). Le deuxième problème est vécu au quotidien par des milliers de personnes : il est devenu très difficile de trouver un taxi.
La métropole serait-elle face à un sérieux manque de taxis ? Ou bien la gestion actuelle des taxis manque-t-elle d'optimisation ?
Un secteur contrôlé par un puissant lobby
À Istanbul, les chauffeurs de taxi ne possèdent pas leur propre véhicule. Environ 50 000 d’entre eux loueraient les 17 395 voitures sous licence en service, travaillant par équipes (de 2 ou 3 - sachant que nombreux sont les chauffeurs de taxi qui travaillent pour arrondir leurs fins de mois), en général de 3h du matin à 15h, et de 15h à 3h (à noter que ce qui est appelé “değişim saati” -"l’heure du changement”- en turc correspond à ces horaires-là, pendant lesquels il est difficile de trouver un taxi).
Si le prix de la licence fluctue, il avoisinerait actuellement les 2,5 millions de livres turques, le prix d’un bel appartement dans la capitale culturelle turque.
Et si de nombreux propriétaires de licences restent anonymes, utilisant des intermédiaires pour sous-louer leurs véhicules, l'ITEO - proche de l’AKP, le parti au pouvoir - a une influence au sein de l'UKOME, ainsi que du ministère des Transports.
En souhaitant la mise en circulation de davantage de taxis, c’est à la puissante ITEO que la mairie d’Istanbul (CHP, parti d'opposition) s’attaque indirectement.
Création de licences : le projet “d’institutionnalisation” de la mairie métropolitaine d’Istanbul
Début septembre, Orhan Demir, le secrétaire général adjoint à la mairie d’Istanbul indiquait que, selon une étude, 23 000 taxis étaient actuellement nécessaires dans la métropole.
Utku Cihan, le responsable de la gestion des transports à la mairie d'Istanbul, a indiqué sur radio trafic le 8 octobre vouloir mettre fin à la privatisation de l'industrie des taxis en la faisant "passer par la municipalité", comme c’est le cas à Dubaï ou à Singapour. Il a indiqué que la mairie souhaitait un climat où les gens peuvent compter davantage sur les transports en commun ainsi que sur les taxis ; un système où le "chauffeur de taxi n’est pas en bas de l’échelle", et où ses droits sont préservés, son salaire valorisé.
İstanbul taksi için el kaldırıyor! ✋??#TaksiİçinElKaldırıyoruz pic.twitter.com/KfhYVCwFdl
— Ekrem İmamoğlu (@ekrem_imamoglu) September 25, 2021
Tweet : Spot de la mairie d'Istanbul pour soutenir la mise en circulation de nouveaux taxis
Mais les propositions de la municipalité visant à augmenter à 6000 (puis 5000) le nombre de licences ont été rejetées à neuf reprises*, au cours de l'année passée, par l'UKOM, où les proches de l'AKP ont la majorité des voix.
L'ITEO considère pour sa part, comme elle le déclarait à l’Agence Anadolu début septembre, que les efforts de réforme devraient se concentrer sur “l'amélioration de la technologie pour une utilisation plus productive des taxis”, plutôt que sur l'augmentation du nombre de véhicules en circulation, ce qui in fine augmenterait la concurrence. L'organisation fait aussi valoir que l’intense trafic devrait conduire à revoir à la hausse le prix des courses**, pour qu’elles soient plus élevées sur des trajets courts.
Un chauffeur de taxi, Ahmet K., nous confie : “Dans les années 90, Istanbul était deux fois moins peuplée, et il y avait le même nombre de véhicules licenciés. Il y a aujourd’hui à Istanbul plus de 16 millions d’habitants, peut-être même 20 millions. La population a doublé, mais le nombre de licences disponibles est le même. Vous trouvez ça normal ? La réalité c’est qu’il y a une mafia de riches propriétaires de licences qui fait barrage, dont certains sont des parlementaires !”
Si certains chauffeurs craignent que les conditions de travail ne s'améliorent pas forcément avec un système de licences contrôlées par la mairie, Ahmet K, pour sa part, est confiant, certain que “ça ne peut être que mieux”, même si de nombreux chauffeurs aimeraient que les licences leur appartiennent...
Uber et les “korsan taksi”
Difficile de ne pas les citer ; ce sont les "ennemis jurés" des chauffeurs de taxi traditionnels.
Uber a tenté d'entrer sur le marché d'Istanbul en 2014, mais a été interdit suite au lobbying acharné de l'ITEO, qui les a même qualifiés de “terroristes”. Finalement de retour (via les taxis jaunes) il y a quelques mois, un acte d’accusation (demandant une peine de deux ans d’emprisonnement) pour concurrence déloyale a été déposé le 5 octobre à l’encontre de ses responsables en Turquie.
De leur côté, nombreux (mais impossibles à évaluer) sont les taxis "pirates" non déclarés, les “korsan taksi”, qui sillonnent Istanbul. Leurs numéros circulent par le bouche à oreille (les clients sont censés s'asseoir à côté du chauffeur, et prétendre qu'ils sont de la même famille en cas de contrôle !).
Les “accrochages” entre les chauffeurs de taxis classiques et les chauffeurs d’Uber ou “pirates” sont fréquents, pouvant même aller jusqu’à des blessures corporelles.
Difficultés à trouver un taxi à Istanbul : une nouvelle circulaire prévoit la possible interdiction d’exercer pour les chauffeurs de taxi
Depuis plusieurs mois, de nombreux citoyens font le constat qu’il est de plus en plus difficile de trouver un taxi à Istanbul, et les chauffeurs usent de toute une batterie d’excuses pour refuser une course. “Il y a trop de trafic sur cette route”, ”c’est une distance trop courte”, “je ne passe pas par là”, “c’est l’heure du changement”… vous avez sûrement déjà entendu une de ces nombreuses excuses formulées par les chauffeurs de taxi pour ne pas vous accepter en course. Cela ne devrait plus être si facile désormais, vu la publication par le ministère de l’Intérieur, le 28 septembre dernier, de la nouvelle circulaire ”Inspection des taxis” (circulaire applicable dans les 81 provinces de Turquie).
La circulaire souligne qu'il y a eu récemment une augmentation des plaintes*** selon lesquelles certains chauffeurs de taxi, en particulier dans les grandes villes, ne prennent pas de passagers pour de courtes distances, ou aux heures de pointe.
La circulaire prévoit que, s'il est déterminé par des équipes de police que les taxis n’acceptent pas de clients, une action en justice peut être engagée, ce qui pourra notamment mener à l'interdiction de circulation du taxi en question pendant plusieurs jours. Reste à voir comment cette circulaire sera appliquée.
12 règles pour les chauffeurs de taxi !
Le 19 octobre, le ministère de l'Intérieur a publié un petit livret indiquant les 12 règles que les chauffeurs de taxi doivent respecter.
Ce livret, rédigé en turc et en anglais pour les habitants et les touristes, sera mis à disposition dans les stations de taxis et à l'arrière des véhicules, pour que les passagers y aient facilement accès.
Il est ainsi demandé aux chauffeurs de taxi de ne pas fumer ou écouter de la musique trop fort, de respecter les règles d'hygiène, de ne pas privilégier les touristes plutôt que les locaux, de respecter le code de la route, de ne pas refuser un passager pour un trajet court, etc.
Ce livret est la conséquence directe des plaintes en augmentation constante à l'encontre des chauffeurs de taxi.
Politiques, lobbys, chauffeurs, clients… sont les nombreux acteurs impliqués dans "la crise" stambouliote des taxis, pour laquelle on ne peut qu'espérer qu'une issue équitable soit trouvée dans les prochains mois.
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(*) La mairie a quand même décidé la mise en place de son propre système, avec le recrutement de 1000 chauffeurs qui avaient perdu leur travail en raison de la suppression de lignes de dolmus/minibus.
(**) Actuellement le prix minimum d’une course est de 14,50 TL.
(***) Mais il n’y a pas que ‘les’ excuses… Harcèlement sexuel, racisme, surfacturation des touristes, impolitesse, conduite dangereuse… ce ne sont pas moins de 43 000 plaintes qui ont été déposées depuis le début de l’année 2021 à Istanbul.