Directeur délégué de l’Institut français de Turquie à Ankara depuis 2018, Sébastien de Courtois* a accepté d’accorder un entretien à lepetitjournal.com Istanbul/Turquie avant son départ. Récit et retour en images de quatre années riches en rencontres et échanges culturels.
Nous ne pouvons rien faire seuls, mais "avec"
Après quatre années passées en tant que directeur délégué de l’Institut français de Turquie à Ankara, quel bilan pouvez-vous faire de votre mission ?
La coopération est un sport de haut niveau qui nécessite un engagement de chaque instant, une écoute et une attention pour l’autre. Nous ne pouvons rien faire seuls, mais "avec", que ce soit avec des partenaires turcs, européens ou français. Le rôle d’une institution culturelle aussi brillante que l’Institut français est de rapprocher les publics autour de projets qui s’inscrivent dans le temps long, que ce soit une conférence, un concert, un spectacle de théâtre ou bien un accord avec une université pour développer des cours de français et des certifications. Le danger étant celui d’une programmation culturelle hors sol, commandée par les circonstances et qui se regarde le nombril.
La chance que j’ai eue à Ankara, c’est de travailler dans une grande capitale avec une circonscription très large qui englobe une bonne partie de la Turquie. Nous avons ainsi pu monter avec une équipe motivée – je dois rendre hommage à nos collègues – des projets culturels jusqu’à Adana, Diyarbakir, Mardin, ou Eskisehir pour l’ouest du pays. S’il n’y avait pas eu la pandémie nous avions prévu d’aller à Kars et de participer au festival de musique d’Aspendos – dans l’amphithéâtre romain. A chaque fois, nous avons été reçus avec chaleur par un public curieux qui a soif de rencontres.
La "diplomatie culturelle" requiert un appétit pour observer ce qui se passe hors de nos bureaux, afin de dénicher les talents de demain. C’est un métier de terrain qui demande de la polyvalence et de l’audace. Parfois l’administration "tique" et nous bloque, mais il y a toujours un moyen de s’entendre, il faut aussi savoir négocier en interne (rires). Lors de mon arrivée en 2018, j’ai eu l’aubaine d’apprendre les ficelles de ce métier auprès de deux grands professionnels de la coopération culturelle, je veux citer Matthieu Bardiaux à Istanbul et Caroline David à Izmir, tous deux ayant laissé une forte empreinte auprès de leurs publics et partenaires. Qu’ils soient ici remerciés comme ceux qui ont su me faire confiance en me recrutant alors que comme vous le savez je venais du milieu journalistique.
Quels sont les temps forts que vous retenez ?
Les temps forts de l’antenne ont été notre participation au Salon du livre d’Ankara en 2020 avec Jean-Christophe Grangé comme invité d’honneur – un auteur populaire –, la création d’un Prix annuel de la Traduction dont la première remise aura lieu à Istanbul dans les jardins du Palais de France, la mise en place de la Micro-Folie en Turquie, d’abord à Izmir puis à Ankara (un musée numérique qui présente les plus prestigieux établissements de France), l’invitation de grands pianistes comme Simon Ghraichy, Abderrahmane El-Bacha ou encore Alexandre Tharaud et Frédéric Pommier, sans oublier Christophe Chassol avec son spectacle mêlant musique et vidéo dans la salle comble de l’Ankara Palas – un bâtiment historique lié à Atatürk. Je revois aussi la venue des philosophes Patrick Degeorge venu nous parler du réchauffement climatique et de notre rapport au sauvage, de Maxime Rovère évoquant la figure de Spinoza, comme du professeur au Collège de France, Edhem Eldem (titulaire de la chaire internationale d’Histoire turque et ottomane) faisant revivre dans le grand salon Farabi de l’Université d’Ankara la personnalité étonnante de son grand-oncle le peintre Osman Hamdi Bey, fondateur du musée archéologique d’Istanbul.
Je ne peux citer tout le monde, mais je voudrais rappeler le passage de Kenize Mourad en 2019 venue nous présenter son roman sur le Pakistan et surtout sa vie de reporter intrépide, comme la conférence de Maria Devrim d’origine polonaise – l’épouse du peintre Nejat Devrim – venue depuis Paris pour conter, entre autres, l’insurrection de Varsovie en 1944. Une conférence qui était liée à une exposition des œuvres du peintre dans la galerie Nev, dirigée par Deniz Artun. Nous avons aussi monté un cycle d’archéologie en partenariat avec les universités de Bilkent et d’Ankara – la conférence d’Olivier Henry sur les fouilles et le mystère de Labranda a été particulièrement fascinante.
Du côté des artistes, nous avons mis en place avec IKSV et nos collègues allemand et néerlandais, un programme de résidences croisées entre la Turquie et l’Europe, plus de 30 artistes ont pu ainsi se confronter à d’autres environnements. Ce programme appelé Be Mobile Create Together! a été financé sur fonds européens – là aussi un sacré défi, celui de répondre à des appels à projets internationaux qui nécessitent une certaine technicité.
Nous avons appris dans l’adversité et mis en place des structures pérennes, comme celui de Spaces of Culture en lien avec le Goethe Institut qui permet chaque année de financer des dizaines de projets artistiques dans plusieurs grandes villes de Turquie. Didem Yalinay, une plasticienne d’Ankara a ainsi pu se rendre en France en 2019 où elle a appris le français. Elle repart dans quelques semaines vers Paris, à la Cité internationale des Arts, pour une résidence artistique de six mois. Un grand succès.
Enfin, du côté visuel, nous avons mis en place plusieurs expositions de photographes majeurs, que ce soit Ali Borovali en 2018, Ahmet Sel en 2019, Lam Duc Hien en 2020 et Ferrante Ferranti en 2021 avec Saima Altunkaya sur le "Tur Abdin" – la région des syriaques orthodoxes près de Mardin – dans le centre culturel de la mairie de Çankaya.
Nous avons pu proposer nos services dans d’autres villes de Turquie, sortir ainsi de nos frontières traditionnelles
Le COVID est venu bouleverser de manière drastique les activités de l'IFT, quels enseignements tirez-vous de cette expérience inédite ?
La question était de savoir comment garder le contact avec nos publics dans un contexte où nos lieux "physiques" devenaient soudainement obsolètes, que ce soit pour les cours de français ou les rencontres culturelles.
Du côté des cours, l’antenne d’Ankara a su s’adapter grâce au dynamisme de son service des cours par des initiatives innovantes (nos professeurs sont remarquables !) et surtout une rigueur dans la qualité de l’accueil et de l’offre commerciale. Du jour au lendemain, avec les cours à distance, nous avons pu proposer nos services dans d’autres villes de Turquie, sortir ainsi de nos frontières traditionnelles. Nous avons laissé la liberté à chaque professeur de s’organiser comme il l’entendait à condition de ne pas perdre le lien avec l’apprenant. Faire confiance dans nos métiers, c’est essentiel. L’avenir sera selon moi de reprendre les cours en présence dès que possible tout en maintenant une offre originale à distance car une partie du public s’y est habituée et souhaite continuer ainsi. Il faut investir dans la formation des enseignants et voir du côté des plateformes numériques pour les épauler. L’enseignement des langues évolue très vite avec l’arrivée de nouveaux algorithmes basés sur l’intelligence artificielle. Les Instituts français doivent s’adapter à ce défi pour maintenir un modèle économique où la recherche d’autofinancement est exigée.
Au niveau culturel, les équipes ont proposé une programmation riche et variée. Je retiendrai la mise en place des Salons littéraires à distance avec la venue d’Amin Maalouf – plus de mille participants sur Zoom –, Metin Arditi, Jean-Marie Laclavetine, Leila Slimani, Patrick Deville ou encore Muriel Barbery. Il y a eu aussi l’ambitieux projet de "Masterclass" commencé avec Yiğit Bener pour proposer un ensemble de cours de traduction via Zoom à des centaines d’étudiants et professeurs établis dans plus de dix villes (des publics que nous ne touchions pas avant la pandémie). Nous avons reçu Sibel Asna encore, la papesse de la communication en Turquie, l’idée étant de mettre en avant des personnalités turques capables de transmettre une expérience professionnelle qui se serait frottée à la France, dans l’esprit d’une influence croisée.
Enfin, le silence de ces nombreuses journées de confinement au printemps dernier, nous a permis de mieux réfléchir au montage de gros projets. Je veux citer tout d’abord l’exposition Lieux Saints Partagés que les Ankariotes peuvent visiter jusqu’au 30 septembre au Cer Modern. Une exposition fondée à Marseille, au Mucem, qui a nécessité deux ans de travail pour l’adapter à la Turquie, en lien étroit avec la fondation Anadolu Kültür fondée par Osman Kavala. Puis, la mise en place de partenariats avec la scène nationale du Granit (Belfort) pour la création d’une première en Turquie du spectacle "Sâma" avec l’œuvre du compositeur Pierre Thilloy, comme la venue de la photographe franco-autrichienne Renate Graf au début 2022 ou encore l’ensemble Kudsi Erguner qui prendra ses quartiers au pied de la citadelle pour une semaine de "classes de maîtres" avant la fin de l’année.
La ville où la Turquie moderne a été pensée
Vous êtes un amoureux d’Istanbul, est-ce que j’ose vous poser la question : Istanbul ou Ankara ?
Mon regard sur Ankara a été transformé par cette expérience professionnelle. Au moment où je m’apprête à partir pour Chypre pour continuer ma mission de "passeur", je quitte la ville le cœur gros mais avec la satisfaction du devoir accompli. Ma successeur, Sophie Gauthier qui arrive de New Delhi saura relever avec talent l’ensemble de ces ambitions. Je suis fier de lui passer le relai, elle aime la Turquie et parle très bien la langue. Je reviendrai pour revoir mes nombreux amis, c’est certain.
A Ankara, on prend le temps de bien faire les choses, la relation humaine est essentielle. C’est aussi la ville où la Turquie moderne a été pensée, je songe à la formidable révolution kémaliste, il ne faut pas l’oublier.
Les métiers liés à la culture prennent de plus en plus d’importance dans le monde d’aujourd’hui. Ils permettent d’avancer sur des sujets importants mais qui ne sont pas bloquants. Je conseille aux jeunes de s’y intéresser même si nous sentons bien que la technologie nous promet une autre révolution. Je reste néanmoins persuadé de deux constantes : celle du besoin de lieux "physiques" pour se retrouver, comme celui indispensable d’artistes et d’intellectuels pour nous aider à comprendre.
Si vous aviez un vœu à adresser avant votre départ aux Ankariotes, natifs ou de cœur comme beaucoup d’expatriés ici, quel serait-il ?
De prendre le temps de découvrir la ville, les quartiers anciens et modernistes, le musée des civilisations anatoliennes et celui d’Erimtan – où nous avons organisé des concerts et conférences. Rien de mieux qu’une déambulation sous les arbres de Kavaklidere dans les senteurs du printemps ! La position d’Ankara au centre de l’Anatolie permet d’aller en Cappadoce pour découvrir les églises byzantines, à Beypazari pour son marché et ses maisons typiques, ou encore vers la mer Noire.
Je regrette la réputation d’Ankara auprès des élites stambouliotes, mais en même temps cela la protège. J’ai parfois l’impression qu’Ankara vit à rebours de l’agitation régionale, c’est rassurant.
Vous avez fait l’unanimité pendant votre mission ici, j’aime à dire que vous n’étiez pas seulement un passeur culturel ou un lien essentiel, mais un vrai “liant”, favorisant auprès de tous une vraie cohésion - vous allez nous manquer.
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(*) Sébastien de Courtois, grand voyageur, écrivain et journaliste, producteur de l'émission Chrétiens d'Orient sur France Culture, est notamment l’auteur de Eloge du voyage, sur les traces d’Arthur Rimbaud et Un thé à Istanbul. Sébastien de Courtois est Lauréat du prix littéraire France-Turquie en 2017 pour Les Lettres du Bosphore.
Biographie: https://oeuvre-orient.fr/