Pierre Loti, dont on commémore, aujourd’hui 10 juin 2022, le 99ème anniversaire de la mort, a souvent défrayé la chronique à Istanbul par ses fantaisies, voire ses excentricités. De nombreux épisodes de ses sept séjours effectués entre 1876 et 1913, montrent, en effet, que le grand écrivain, de caractère inventif, s’est souvent plu à déconcerter ses amis ou lecteurs…
Son premier voyage, où il arrive comme enseigne de vaisseau sur le Gladiateur, stationnaire de l’Ambassade de France, est marqué par son extraordinaire romance avec Aziyadé, une très jeune femme turque mariée à un commerçant.
Fait surprenant pour un officier français en poste, celui qui ne s’appelle encore que "Julien Viaud", adopte le vêtement turc, coiffe le fez et se fait appeler "Arif Efendi".
Aidé par son serviteur, Ahmet, il loue une maison de bois pour recevoir sa bien-aimée. Intérieur conforme, d’ailleurs, à son goût de l’exotisme, puisqu’il l’installe avec un décorum "à la turque", à grand renfort de "nattes et d’épais tapis… de coussins qui traînent à terre", avec "des armes et des objets décoratifs fort anciens" et "des versets du Coran peints partout" ! Hantés par la crainte du scandale qui éclaterait si leur liaison était découverte, les amoureux s’y rencontrent clandestinement, "inquiets des moindres bruits qui traversaient le silence du dehors". Le départ du marin pour d’autres horizons, en mars 1877, marquera la fin de son idylle turque… Dix ans plus tard, lorsqu’il revient à Istanbul pour un court séjour, Pierre Loti reprend son costume turc et effectue un pèlerinage dans la vieille ville, en quête des souvenirs du passé. Entre temps, il a publié anonymement Aziyadé, a aménagé une "chambre turque" dans sa maison de Rochefort, a tenté de convaincre un ami de l’ambassade de faire enlever Aziyadé et surtout, a acquis la célébrité sous le pseudonyme de "Pierre Loti", en écrivant plusieurs romans, dont le fameux Pêcheurs d’Islande. Mais il découvre avec effroi, non seulement la mort d’Ahmet, son fidèle complice, mais aussi celle d’Aziyadé. Les plaintes lyriques du narrateur à la recherche des tombeaux constitueront le sujet du merveilleux, Fantôme d’Orient…
Lors de son quatrième séjour, en 1903 et 1904, où il arrive comme commandant du Vautour, l’aviso de l’Ambassade de France à Thérapia, Loti n’a presque plus rien de commun avec le jeune et mystérieux "Arif Efendi" du premier voyage. Désormais, il est si célèbre que sa renommée le précède ! Il a contracté un mariage temporaire avec une Japonaise, Madame Chrysanthème, s’est marié en France et a eu un fils, Samuel, est devenu académicien à l’âge de 41 ans, a fondé au pays basque une seconde famille avec "Crucita", dont il aura quatre fils illégitimes et a publié une multitude de livres ! Ce qui n’a pas changé cependant, c’est sa propension à faire parler de lui !
Tout d’abord, il suscite des vagues de commérages en organisant sur le Vautour une cérémonie de baptême pour la chatte qu’on vient de lui offrir. Le 9 décembre 1903, le journal Stamboul rapporte avec humour que Loti, déguisé en Odin, a baptisé sa chatte sur un autel improvisé et lui a donné le nom de "Belkis". Mais en France, le Figaro ne l’entend pas de cette oreille et s’indigne : "Les enfants des mineurs en grève ont faim et M. Pierre Loti dépense dix mille francs pour baptiser sa chatte" ! Un peu plus tard, Loti provoque en duel un personnage qu’il avait croisé en caïque et ne l’avait pas salué ; il faut alors l’intervention de toute l’équipe diplomatique pour faire revenir les esprits à la raison…
L’année suivante, Pierre Loti va se lancer dans une aventure littéraire qui constituera une des plus belles mystifications de la littérature française. Il reçoit une lettre d’une mystérieuse admiratrice qui se fait passer pour une femme turque enfermée dans un harem et qui demande à le rencontrer. En réalité, l’épistolière n’est autre que la journaliste féministe française Marc Hélys, qui est à Istanbul pour enquêter sur la condition des femmes. Elle a proposé à Nouryé et Zennour, les deux filles francophones d’un dignitaire ottoman, un divertissement inédit : rencontrer Loti ! C’est dissimulées sous de sévères voiles, le visage entièrement masqué, qu’elles se rendent le 16 avril 1904 au rendez-vous fixé à Tarabya.
Loti voit descendre de la voiture trois énigmatiques silhouettes et, stupéfait par leur impeccable français, ose leur demander de se découvrir le visage, ce qu’elles refusent catégoriquement. Durant un an, Loti rencontrera ces trois mystérieux "fantômes noirs" dont il ignorera soi-disant toujours l’identité, même s’il est peu probable qu’avec l’acuité de son intelligence, il puisse avoir été dupe. Mais il semble plutôt qu’épris de mystère et de déguisements, il se soit volontairement laissé entraîner dans ce jeu.
Il se lie particulièrement avec son épistolière, alias Marc Hélys, qui a décidé de lui faire écrire un livre sur les femmes turques et prétend, dans ses lettres, lui raconter sa propre vie. Loti fera la sourde oreille à tous ceux qui tenteront de lui révéler la véritable identité de Djénane ! De cette supercherie et de ces aventures sans précédent naîtront trois livres : Les Désenchantées de Loti, Le Jardin fermé de Marc Hélys, et après la mort de Loti, L’Envers d’un roman, le secret des Désenchantées par celle qui fut Djénane, de Marc Hélys…
Enfin, à la même époque, un autre événement marquant est le vol de la pierre tombale d’Aziyadé ! Un jour où les trois amies rendent visite à Loti sur le Vautour, elles découvrent avec stupéfaction, dans le salon, la stèle funéraire d’Hatidjé, "fille d’Abdullah Efendi le Caucasien", immortalisée sous le prénom d’Aziyadé. Loti leur avoue l’avoir subtilisée et remplacée par une copie pour placer l’original dans la mosquée de sa maison de Rochefort, où elle se trouve toujours (la tombe actuelle au cimetière de Topkapi n’est qu'une reconstitution ultérieure)…
Il y aurait encore beaucoup d’anecdotes à rapporter sur les séjours de Pierre de Loti à Istanbul. Sa personnalité a fasciné à tel point que d’autres auteurs, en France ou en Turquie, lui ont consacré des essais ou des recueils de souvenirs. Car sa vie aura vraiment constitué une œuvre aussi romanesque que ses livres !