Arsuz est une ville balnéaire de la province du Hatay, située au Sud de la Turquie (entre Antakya et Iskenderun, et à environ 80 kilomètres de la frontière syrienne). Ce coin de paradis, situé entre les oliviers, les grenadiers et la mer Méditerranée loge une bien chaleureuse communauté francophone. Grâce au Consul honoraire de France à Iskenderun, Kozma Sayek, Lepetitjournal.com Istanbul a eu l’occasion de s’y immerger le temps d’une journée, sous un soleil de plomb de fin octobre.
De prime abord, il peut paraître étrange d’entendre parler le français dans les rues d’Arsuz. En réalité, la région du Hatay a une histoire bien particulière avec la France…
Le statut particulier du Hatay
La province du Hatay a été placée sous protectorat français après la Première Guerre mondiale, jusqu’en 1939, avant d’être rattachée à la Turquie moderne, à la suite de l'accord franco-turc du 23 juin 1939, entré en vigueur un mois plus tard, le 23 juillet 1939.
En effet, de 1914 à 1918, Alexandrette (aujourd’hui Iskenderun) appartenait à la province de Syrie de l'Empire ottoman. Après 1918, le sandjak d’Alexandrette est rattaché à la Syrie sous mandat français. En 1925, il fait partie de l'État d'Alep, et rentre dans l'État syrien avec un statut spécial. Mais en novembre 1937, le sandjak est séparé de la Syrie. En septembre 1938, la province change de nom et devient la République du Hatay, avant d’être rétrocédée à la Turquie en juillet 1939.
Le rattachement de la province à la Turquie n’a jamais vraiment été admis par la Syrie voisine. Celle-ci affirme que la province lui a été retirée en contradiction avec ce que prévoyait le mandat français sur la Syrie et le Liban dans les années qui ont suivi la première Guerre mondiale.
Aujourd’hui, Hatay est une région très cosmopolite où se côtoient des personnes de nombreuses cultures et de confessions différentes (orthodoxes, catholiques, arméniennes, juives, alaouites arabes notamment).
Une forte relation à la Syrie et au Liban
Cette zone géographique a donc une histoire commune, une culture commune, une gastronomie commune avec la Syrie et le Liban.
Les francophones d’Arsuz racontent que les couples binationaux sont nombreux ("iskenderunlu-alépin" par exemple), et qu’il était tout à fait habituel, dans les années 1970-1980, d’aller passer le week-end ou les vacances à Beyrouth (6 heures de route) ou en Syrie.
Tous sont au minimum trilingues (turc, français, arabe), à la maison on parle principalement français et arabe, on apprend le turc à l’école de toute façon.
Samia, par exemple, une des tantes de Kozma Sayek, dont le mari est libanais, habite une bonne partie de l’année au Liban, à Beyrouth, mais n’y retourne pas actuellement en raison de la situation politique et économique.
Michelle Sayek, elle, une cousine de Kozma, est née au Liban, et après avoir habité en France, puis à Bali, elle partage sa vie entre Arsuz et Istanbul. À Arsuz elle habite dans la maison familiale construite par son grand-père il y a environ 120 ans.
Lidya Selcim Mulhim, une amie de la famille Sayek, est née à Iskenderun, a fait ses études à Strasbourg, et a vécu longtemps à Paris, avant de revenir à Arsuz il y a environ 10 ans.
La maison de famille de Michelle Sayek, dans le centre d'Arsuz
Une communauté chrétienne
La plupart des francophones d’Arsuz sont "grecs-orthodoxes", à l’exception de Lidya, qui est catholique. Néanmoins, ils se disent "chrétiens d’Orient", ou "orthodoxes arabes" (ils sont rattachés au patriarcat de Damas), en raison de leur proximité avec la langue arabe, et d’ailleurs, à l’Église orthodoxe Mar Yuhanna d'Arsuz, la messe se déroule en arabe.
L'église Mar Yuhanna, Arsuz
On apprend qu’à Iskenderun, à Noël, jusqu’en dans les années 1990, l’Église catholique romaine était pleine à craquer, mais depuis, beaucoup ont quitté la région, principalement pour aller s’installer à l’étranger.
Aujourd’hui, ce sont les orthodoxes qui sont plus nombreux dans la région, et la population d’Arsuz quadruplant en été, la messe y est célébrée tous les dimanches (l’église est vite remplie !), alors que pendant l’hiver elle est organisée à Iskenderun (à environ 35 kilomètres de là, où une partie de la communauté réside pendant l’hiver).
On note qu’il arrive que les orthodoxes et les catholiques se retrouvent dans la même église pour des messes communes, notamment pour la messe de minuit.
L’association d’Iskender Sayek pour le développement de la santé et de l'éducation
Le “Füsun Sayek Sağlık ve Eğitim Geliştirme Derneği” est une association et un centre culturel qui a pour but de proposer des bourses (une trentaine par an) à des étudiants en médecine d’origine modeste.
Le chirurgien Iskender Sayek a créé ce centre, en l’honneur de sa femme, médecin(1) également, décédée il y a 14 ans.
Chaque année, pendant tout le mois d’août, un festival se tient en plein cœur d’Arsuz, dans sa maison de famille, siège de l’association, où des événements (conférences autour de la santé, concerts) sont organisés. C’est aussi l’occasion pour des médecins du prestigieux hôpital de Hacettepe (Ankara) de proposer des check-up et dépistages gratuits dans le dispensaire du village.
Concerts pendant le festival du mois d'août, Arsuz
Quant aux financements des bourses étudiantes, ceux-ci sont rendus possibles grâce à une kermesse organisée pendant le festival, ainsi qu’à des donations privées.
Sur place se trouve un petit "fonds photographique de la mémoire" dédié à la mémoire historique d’Arsuz, on y trouve des salles réservées à des expositions de peinture et sculpture, et une salle qui regroupe de vieux outils et machines agricoles.
Kozma Sayek, Consul honoraire de France à Iskenderun
Kozma naît à Iskenderun. A 11 ans il part à Beyrouth, où il passe quelques années. Après un diplôme au lycée Galatasaray, il étudie à Paris, puis à Lyon (École de cuir - tannage). Il dirige ensuite l’usine familiale de cuir à Iskenderun ; il exploite actuellement, avec son frère, une station Shell, en parallèle à leur activité principale d’exploitant agricole.
Kozma est Consul honoraire(2) de France depuis 2019, il a succédé à Raymond Makzume, qui a rempli cette fonction pendant 35 ans (jusqu’à ses 70 ans, âge limite pour la fonction), et dont la femme, Neval, pourrait raconter tellement d’anecdotes sur ces longues années de mission…
La fonction consiste un peu à tenir le "bureau des plaintes" et de "représentation" des ressortissants français de la province du Hatay. Le Consul honoraire doit faire le lien entre les autorités turques et françaises.
S’il doit y avoir un rapatriement, par exemple, c’est au Consul honoraire qu’il revient de l’organiser. Aussi, il délivre aux ressortissants de sa circonscription leurs documents officiels envoyés par l’Ambassade d’Ankara (carte d’identité etc.).
En tant que Consul honoraire, Kozma Sayek est aussi chargé de s’assurer du bon entretien du cimetière militaire français d’Iskenderun ; en effet on y trouve plus de 400 tombes de soldats français - originaires de métropole ou des colonies - tombés lors de la Campagne de Cilicie entre 1919 et 1921, et chaque année le Consul honoraire y dépose une gerbe le 11 novembre.
Au cimetière militaire français d'Iskenderun le 11 novembre 2020 ; En haut : Kozma Sayek - En bas (de gauche à droite) : Lidya Selcim Mulhim, Kozma Sayek et Michelle Sayek
En principe une fois tous les 3 mois le Consul rattaché à l’Ambassade d’Ankara se déplace pour une visite(3) aux Consuls honoraires de sa circonscription (Antalya, Hatay-Iskenderun, Gaziantep, Mersin).
Aussi surprenant que cela puisse paraître, la France n’est pas la seule à avoir un Consul honoraire à Iskenderun ; l’Espagne, la Norvège, l’Estonie, l’Italie et la Roumanie notamment en ont un aussi.
Dans le passé, l’Allemagne, la Grèce et les Pays-Bas (dont les Consulats honoraires sont désormais à Gaziantep) y étaient représentés également. Raymond Makzume avait d’ailleurs servi en tant que Consul honoraire des Pays-Bas durant plusieurs années.
Pour ce qui est du nombre de ressortissants français dans la circonscription du Hatay, Lidya, adjointe au chef d’îlot(4) de Gaziantep, indique qu’environ une trentaine sont enregistrés. Michelle et Lidya en font d’ailleurs partie.
Après ces rencontres chaleureuses, et riches en échanges, avec des "Arsuziens" très accueillants, la journée se termine… il est temps de fermer cette "parenthèse francophone", quelque peu inattendue dans ce coin de Turquie. Mais une chose est sûre, il fait bon vivre au cœur de cette communauté d’Arsuz !
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(1) Füsun Sayek a été présidente de l'Union des médecins de Turquie (TTB)
(2) Il y a actuellement 7 Consulats honoraires en Turquie : Antalya, Bursa, Edirne, Gaziantep, Hatay-Iskenderun, Izmir, Mersin. Sont rattachés à la circonscription d’Ankara : Antalya, Hatay-Iskenderun, Gaziantep, Mersin, et à la circonscription d’Istanbul : Bursa, Edirne, Izmir.
Un Consul honoraire est reconduit tous les 5 ans.
(3) Néanmoins, la zone d’Antakya étant classée "rouge" sur la carte du MAE, il lui est impossible d’atterrir à l’aéroport d’Hatay, ainsi lui faut-il emprunter l’aéroport d’Adana ; par ailleurs, Iskenderun étant classé "orange" il n’est pas possible d’y séjourner. Ces visites officielles s’effectuent ainsi sur la journée.
(4) Un chef d’îlot est un bénévole responsable d’un groupe de ressortissants, afin de les assister en cas de crise.