Les prochaines élections constituent un rendez-vous fondamental pour la Turquie, qui est à la veille d’un scrutin majeur pour son avenir et à l’issue incertaine, après 20 ans de règne de l’AKP - parti de Recep Tayyip Erdoğan. Pour comprendre les enjeux en cours, saisir ce paysage politique et ses spécificités, le petit journal d’Istanbul est allé à la rencontre de Samim Akgönül. Historien et politologue, il dirige le Département d’Études turques de l'Université de Strasbourg.
Depuis le passage à un régime multipartite en 1945, mais surtout depuis les années 1960, le paysage politique turc présente deux caractéristiques structurelles : une fragmentation politique endémique d'une part, qui complique l'établissement de politiques stables, et une domination du discours national d'autre part, dans ses multiples aspects tels que le nationalisme ethnique, religieux, souverainiste et anti-impérialiste qui traverse l'ensemble de l'éventail politique, de droite à gauche. D'ailleurs, les notions de gauche et de droite sont perméables dans la mesure où les partis dits de "gauche" peuvent tenir des discours incluant des éléments considérés comme "à droite" dans la conception européenne, tels que le protectionnisme ou l'anti-occidentalisme, tandis que les partis de "droite" peuvent avoir des relents d'universalisme (islamique, ethnique, etc.) voire parfois des politiques libérales, surtout au sens économique du terme. Ceci étant dit, depuis le changement de régime en 2017 avec le passage au régime présidentiel, des coalitions, d'abord de facto, puis avec le changement de la loi électorale, de jure, ont été créées, présentant trois blocs rivaux, incluant chacun des partis politiques de tendances différentes, parfois même opposées !
La campagne électorale est principalement axée sur la criminalisation des opposants
Bloc islamo-nationaliste : Cumhur ittifakı - Alliance du peuple, mené par Recep Tayyip Erdoğan
Le premier bloc, que l’on peut appeler pour simplifier "islamo-nationaliste", s'est construit autour de la figure ubique de Recep Tayyip Erdoğan. Ce dernier, après avoir représenté un tournant libéral d’islamisme "démocratique" au début des années 2000, a progressivement mis en place un régime autoritaire et vertical depuis le référendum constitutionnel de 2010, mais surtout à partir de 2013 où il a changé d'alliance en passant des libéraux et des Kurdes vers les ultra-nationalistes du parti MHP (Parti du Mouvement nationaliste). En fin stratège, il a considéré qu'un discours ultranationaliste et islamiste serait plus "payant" qu'une politique d'ouverture envers les minorités, les libéraux et les pro-européens. Autour de lui, outre son parti AKP (Parti de la Justice et du Développement), se trouvent donc le parti ultranationaliste MHP mais également deux petits partis islamistes fondamentalistes : HÜDAPAR (Parti de la cause libre), issu du mouvement violent Hizbullah (sunnite et kurde, à ne pas confondre avec le Hezbollah chiite) et Yeniden Refah (le Parti de la Prospérité encore), dirigé par le fils du mouvement d’islam politique Necmettin Erbakan, mentor d’Erdoğan lors de ses débuts en politique. La campagne électorale est principalement axée sur la criminalisation des opposants, accusés d'être à la solde des puissances impérialistes étrangères, de vouloir diviser le pays, d'être des terroristes ou des pro-LGBT. Par ailleurs, un accent est mis sur la production industrielle et mécanique "nationale et locale" (yerli ve millî) : de la voiture TOGG au porte-avion Anadolu. Le candidat est soutenu par d'autres régimes populistes autoritaires similaires, tels que celui de Vladimir Poutine ou Viktor Orban.
L'exploit de Kemal Kılıçdaroğlu est sa capacité à construire et à maintenir cette coalition
Bloc du centre : Millet ittifakı - Alliance de la Nation, mené par Kemal Kılıçdaroğlu
Il s'agit d'une coalition hétéroclite entre 6 partis politiques sous le leadership de leur candidat commun Kemal Kılıçdaroğlu, une figure antinomique qui fait partie du paysage politique depuis 2002 et président du parti historique CHP (Parti républicain du Peuple) depuis 2010. Cette longévité est son avantage car il rassure par sa personnalité rassembleuse, modeste et proche du peuple. Il a su maintenir cette coalition qui inclut principalement les partis de droite, le IYIP (Bon parti), né de la scission du parti ultranationaliste MHP par Meral Akşener, la frondeuse ; DEVA (Parti de la Démocratie et du Progrès) et GELECEK (Le Parti du Futur), tous deux fondés par les anciens cadres de l'AKP désormais déchus et dissidents, et enfin un tout petit parti démocrate (centre droit). En réalité, la surprise de cette coalition vient du Saadet (Parti du bonheur), représentant l'islam politique traditionnel du mouvement Millî Görüş qui fut la maison mère de l'AKP et Recep Tayyip Erdoğan. L'exploit de Kemal Kılıçdaroğlu est sa capacité à construire et à maintenir cette coalition ainsi que de s'imposer comme candidat à 74 ans après tant de défaites électorales, alors que des figures ultrapopulaires comme le maire d'Istanbul Ekrem İmamoğlu ou celui d'Ankara Mansur Yavaş étaient également en lice et soutenus notamment par IYIP. Le résultat est la promesse d'un régime plus horizontal et collégial, avec un renforcement du pouvoir législatif (parlementaire), mais surtout l'espoir d'une Turquie apaisée, normalisée où les clivages seraient amoindris. La "force tranquille" que Kılıçdaroğlu représente une alternative, soutenue indirectement par les partenaires occidentaux, dont l'Union européenne. Ce soutien de l'Occident reste discret car un adoubement trop marqué desservirait le candidat de l'opposition. Kılıçdaroğlu appartient à la minorité alévie (Islam hétérodoxe propre à l'Anatolie, issu du chiisme duodécimain mais contenant des éléments syncrétiques y compris des croyances préislamiques et non-islamiques). S'il est élu, cela sera un pas géant dans la reconnaissance de cette minorité considérée comme hérétique par les musulmans sunnites.
Outre ces deux blocs, il convient de mentionner brièvement les deux autres candidats aux élections présidentielles.
Les derniers sondages créditent ces deux candidats de 2 à 3 % d'intentions de vote
L’Alliance ATA : ATA İttifakı menée par Sinan Oğan et le Parti de la Nation : Memleket partisi - MP mené par Muharrem İnce
Le premier est Muharrem Ince, dissident du CHP et ancien candidat aux élections présidentielles de 2018, où il avait obtenu 30,6 % des voix (Erdoğan avait été élu au premier tour avec 52,6 %). Il n'a pas de programme visible et est accusé de diviser les voix pour ses ambitions personnelles. En revanche, le deuxième, Sinan Oğan, dissident du parti ultranationaliste MHP (qui fait partie de l'alliance avec l'AKP), représente le Zafer Partisi (Parti de la Victoire), dont la figure emblématique est Ümit Özdağ, qui a préféré ne pas présenter sa propre candidature. Il est lui-même dissident des deux partis nationalistes des deux coalitions opposées, MHP et IYIP. Le Parti de la Victoire et son candidat Sinan Oğan ont un discours d'extrême droite raciste, xénophobe, anti-Syriens et anti-immigrés. Ils surfent sur la vague nationaliste et le discours de haine né du ressentiment populaire envers les immigrés syriens dans le pays, dont le nombre atteint près de 4 millions en 2023, dont officiellement 700 000 nés en Turquie (chiffres de juillet 2022). Les derniers sondages créditent ces deux candidats de 2 à 3 % d'intentions de vote.
Aux 4 candidats à la présidentielle énoncés précédemment, s’ajoute un dernier bloc, l’Emek ve Özgürlük İttifakı. Il pèsera de tout son poids pour les législatives, mais également pour les présidentielles, car s’il ne présente pas de candidats à ces dernières, il affiche toutefois un soutien au bloc du centre mené par Kemal Kılıçdaroğlu.
Ce troisième bloc joue un rôle clé voire d’arbitre
Bloc de gauche (Emek ve Özgürlük İttifakı - Alliance du travail et de la liberté)
Ce troisième bloc joue un rôle clé voire d’arbitre. Il contient des partis de gauche tels que le Parti du travail et surtout le Parti Ouvrier de Turquie (TIP), très médiatique et combatif, ainsi que le HDP (Parti Démocratique des Peuples), issu du mouvement kurde mais comprenant également toutes les minorités, les défenseurs des droits de l'Homme, les féministes, les militants LGBT et les écologistes. D'ailleurs, comme le HDP est menacé de fermeture, il a préféré participer aux élections législatives sous la bannière d'une de ses composantes, le Parti Vert de Gauche (YSP). En soutien indirect à Kemal Kılıçdaroğlu, le bloc de gauche, dont la figure la plus emblématique, Selahattin Demirtaş, est emprisonnée depuis 2016, ne présente pas de candidat aux élections présidentielles, mais appelle à voter pour les candidats du bloc ou des partis qui composent la coalition lors des législatives qui auront lieu le même jour. Ce soutien indirect est justifié par la volonté de décentralisation, du rétablissement de la liberté et de la justice, des droits des minorités, dont ceux des Kurdes et des Alévis, et, d'une manière générale, par la volonté d'une Turquie plus démocratique.
La Turquie est à la veille d'un tournant à deux niveaux. Tout d'abord, pour la première fois, une alternance semble possible grâce à cette coalition d'opposition très large. Cependant, en raison de cette hétérogénéité, la gouvernance du pays sera certainement plus difficile. Cet obstacle pourrait être contourné en renforçant les institutions publiques, qui ont été considérablement affaiblies.
Le deuxième tournant est une possibilité. L'électeur turc n'a pas l'habitude des seconds tours électoraux. En cas de second tour après le 14 mai (qui aura lieu le 28 mai), une violence verbale voire physique est à craindre. Les premiers signes de cette violence proviennent de la diaspora qui vote depuis le 27 avril, où plusieurs urnes (Strasbourg, Marseille, Anvers, Essen...) ont été le théâtre d'échauffourées et de bagarres entre les partisans de l'AKP-MHP et ceux, principalement du HDP. Est-ce une itération pour obtenir un résultat similaire en Turquie pendant et après le 14 mai ? Nous le verrons ensemble.
Propos recueillis par Pauline Sorain
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