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ENTREPRENDRE EN TURQUIE – “Je veux rester à Istanbul pour au moins encore 20 ans !”

Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 29 janvier 2017, mis à jour le 29 janvier 2017

Özlem Il?ca est experte en stratégie d'introduction d'entreprises étrangères sur le marché turc. Cette Turco-allemande, qui est aussi francophone, nous a expliqué son parcours étonnant et fait part de ses idées bien arrêtées sur les affaires en Turquie.

Lepetitjournal.com d'Istanbul : De votre naissance en Allemagne à votre premier travail en Turquie, quel a été votre itinéraire ?

Özlem Il?ca (photo HB) : Je suis née dans le sud de l'Allemagne près de Stuttgart. J'ai ensuite fait des études à Augsbourg, près de Munich, où j'ai obtenu un master en économie. Depuis mon enfance, j'adorais la Turquie et après mes études, je savais que j'irai vivre en Turquie. Je ne voulais pas rester en Allemagne. Je suis donc venue à Istanbul en 1994. Dilara est née, et mon autre fille Sera est née en 1997.

Comme mon souhait avait toujours été d'avoir deux filles, je me suis dit : « Maintenant, mon projet ce n'est plus les enfants, c'est le travail ! ». J'ai pris un accord de distribution exclusive pour la Turquie de balances de santé du plus grand producteur au Japon, Tanita. Ce sont des balances qui ne mesurent pas seulement le poids, mais aussi la graisse, l'eau, le métabolisme, etc. Un produit très nouveau pour l'Europe dans ces années 1995-1996.

Mais un défi commercial en Turquie !

Tanita n'avait personne pour la Turquie, et ils ont voulu voir ce que je pouvais faire. J'ai donc commencé, avec les deux enfants, mais heureusement il est très facile de trouver des nounous en Turquie. J'ai pu développer mon affaire. Il a d'abord fallu résoudre les problèmes de normes. Les normes ne sont pas toujours les mêmes en Europe et en Turquie. Elles ne sont pas forcément plus ou moins sévères, mais il faut que tous les produits électroniques soient approuvés par l'Institut des normes de Turquie (TSE) afin de recevoir une autorisation. L'autre grande affaire au début a été celle des modes d'emploi. Il est interdit ici de vendre un produit sans mode d'emploi en langue turque. J'ai donc dû réécrire le manuel en turc?

Mais mon vrai travail a été de faire changer les mentalités en Turquie par de petites actions, à essayer de faire comprendre que ce n'est pas tant le poids d'une personne qui est important, mais de quoi est constitué ce poids : on peut peser 50 kilos, mais si on ne fait pas de sport, on va avoir de la graisse autour du c?ur ou du foie, et ce n'est pas une bonne chose. J'ai donc écrit des articles pour des journaux de nutrition, de beauté et de mode, pour sensibiliser à ce thème.

Cela a suffi pour implanter cette balance ?

Non, j'ai également profité du fait que deux grandes entreprises pharmaceutiques lançaient leur « pilule pour maigrir ». J'ai donc été voir tous leurs clients potentiels : pharmacies, entreprises, diététiciens, salons de beauté, salles de sports, centres de nutrition, hôpitaux, physiothérapeutes. Je faisais tout toute seule ! Mais je me suis ensuite renseignée auprès du centre de distribution pour l'Europe, qui était situé en Allemagne : je connaissais cette société et avais de bons contacts avec eux. Je leur ai donc demandé des conseils sur la vente en Turquie et sur les clients potentiels. Ils m'ont conseillé de miser, comme en Allemagne, sur les promotions que ces entreprises pharmaceutiques font autour de la vente des « pilules pour maigrir ». Lorsqu'on en achète deux cartons, ils fournissent des balances gratuites pour les médecins qui prescrivent les pilules, ou bien ils donnent des balances directement aux médecins qui prescrivent un certain nombre de pilules par mois. J'ai expliqué cela au représentant à Istanbul d'un de ces laboratoires pharmaceutiques, qui a accepté ce mode de promotion. Je devais toutefois prendre en charge la responsabilité de l'après-vente et des réparations des balances? Et ça a marché !

Il a fallu faire beaucoup de sacrifices ?

Pas sur tout. Je n'avais pas besoin de beaucoup me déplacer pour présenter le produit, d'autant que je l'avais déjà beaucoup fait. Le labo me faxait simplement qu'il voulait, par exemple, 500 balances pour dans trois semaines. J'ai dû ouvrir un bureau, avec trois employés, des freelance et des étudiantes, et établir un partenariat avec un réparateur pour ces balances. C'était formidable : au bureau je prenais très souvent les enfants avec moi? Il fallait avant tout que je participe à des conférences sur la santé : il y a de nombreuses conférences internationales organisées par les grands laboratoires pharmaceutiques en Turquie. A la dernière minute, j'appelais les organisateurs de ces conférences pour leur demander une petite table à petit prix. C'était la seule façon d'entrer dans ces événements très exclusifs où, sinon, il faut être un généreux sponsor pour avoir le droit de participer?

Mais vous n'avez pas persisté dans les balances?

Non, après quelques années, j'ai vendu la société, et ai commencé à travailler pour des entreprises internationales. Une entreprise de tourisme, puis une entreprise allemande qui vendait des moteurs diesel : j'étais responsable du marketing purchasing et coordinatrice pour les projets militaires ! J'allais donc à des réunions avec des militaires turcs en uniforme, et leur interlocutrice était une femme blonde aux yeux bleus avec une jupe. C'était très drôle ! Dans les années 2010, la Turquie est devenue entre-temps une « rising star » de l'économie mondiale, on parlait de ce pays comme de la Chine en Europe. Il y avait des taux de croissances à deux chiffres dans de nombreux secteurs économiques. Tout le monde a accouru en Turquie pour faire des affaires. J'ai l'esprit entrepreneurial, je suis très sociable, j'aime convaincre et je parle plusieurs langues. Je me suis donc lancée dans le Consulting en marché étranger.

En quoi cela vous convenait-il ?

C'était un emploi idéal pour moi, attirer des entreprises étrangères en Turquie. Tout le monde avait envie de la Turquie, et moi je leur expliquais comment faire. En plus, on me perçoit comme une femme européenne. J'étais une sorte d'ambassadrice de deux pays, l'Allemagne et la Turquie. Comme je connais parfaitement le fonctionnement mental d'un Européen, et tout particulièrement d'un Allemand, je vois tout de suite ce dont il a besoin, ce qu'il recherche, et ce que la Turquie peut lui promettre. C'est là tout l'enjeu : faire se correspondre les attentes des Allemands et les promesses des Turcs. Les Turcs exagèrent toujours un peu, et les Allemands n'exagèrent pas? La réalité est au milieu. Par exemple, les Allemands peuvent dire : « Nous avons un bon produit. » En Turquie, ce n'est pas suffisant, il faut dire que c'est génial, et le promouvoir ainsi !

J'expliquais donc à des entreprises qui n'étaient pas encore implantées en Turquie à un moment où tout le monde voulait s'y implanter comment y entrer. On appelle cela Market Entry Strategy. Quand on a travaillé comme cela avec plus de 200 entreprises, on est comme un bon docteur avec des années d'expérience? Et lorsqu'une entreprise allemande, qui a un produit génial, se plaint de son petit chiffre d'affaires en Turquie alors qu'en Russie, en France ou en Pologne il fait des millions, j'imagine très bien qu'il a pu confier son produit à un distributeur ? en général, un vieux monsieur et son fils ?qui ne vend que lorsqu'on l'appelle? Dans ce cas, il faut faire une étude de marché pour comprendre si c'est le distributeur qui est incapable ou si c'est le marché qui n'a pas besoin de ce produit. Mais en fait, c'est toujours le distributeur qui n'est pas à la hauteur?

Pour étudier le marché, il faut donc effectuer une analyse de potentiel, des entretiens, des analyses de la concurrence. Ensuite vient la stratégie. Il y a certaines entreprises qui vont vouloir établir leur production en Turquie, ce qui peut être intéressant puisque les coûts de production sont plus bas dans ce pays qu'en Europe, mais qu'il est tout de même plus proche que la Chine? On peut faire un aller retour dans la journée.

Nous ne sommes plus dans la situation économique qui prévalait il y a quelques années. En ce début 2017, comment voyez-vous le marché turc ?

Je m'attends à une vraie crise économique en 2017. Mais il est difficile d'avoir un point de vue très net, car les chiffres fournis pas les officiels ne sont pas toujours fiables. Je pense toutefois que le gouvernement, au-delà des questions politiques, va être obligé de réagir, parce que l'économie, c'est fondamental. Sans une économie qui fonctionne, on ne peut pas faire de politique. De fait, le gouvernement continue par exemple à subventionner les entreprises étrangères qui investissent ici. Et je vois aussi des sociétés allemandes ou autrichiennes qui, il y a encore quelques semaines, ont demandé à installer leur production en Turquie. Vous savez quel est leur discours ? « Nous, on a vécu la Seconde Guerre mondiale, on a connu l'hyper-inflation, des tremblements de terre, des changements de régime politique, et notre société existe toujours depuis 150 ans? »

Un discours peut-être valable pour de grandes entreprises, mais pour un jeune entrepreneur ?

Même si la société est actuellement très polarisée, que beaucoup d'argent a changé de main ces dernières années, que des doutes et des tensions se font sentir, les jeunes entrepreneurs turcs savent, comme je le disais, que le gouvernement est obligé de faire tourner l'économie avec eux. Plus de la moitié des 80 millions de Turcs a moins de 30 ans ! C'est une force de ce pays. Quant aux jeunes entrepreneurs étrangers qui veulent s'installer en Turquie, je leur dirais que, si on a un bon produit, un bon service, ou même une bonne idée, il faut avant tout apprendre ici à l'expliquer aux consommateurs, à expliquer à quoi ça sert. Si on arrive à dépasser ce déficit de communication, on doit pouvoir y arriver. En économie, il y a toujours des hauts et des bas, mais pour une entreprise qui a de la substance, le business continue.

L'évolution des modes de vie, les questions de sécurité ne sont pas des obstacles ?

Je pense que les gens qui ont peur de venir en Turquie sont des gens qui ne connaissent pas la Turquie, qui n'ont pas beaucoup voyagé ? qui ne sont pas des visionnaires. Par contre les gens qui ont une autre vision, qui lisent, voyagent, qui n'ont pas peur des autres cultures, savent bien que les bombes, ça peut arriver en Belgique, en France, à New York ou à Londres. Moi, je n'ai pas peur. Je prends le métro, je porte des mini-jupes, je fais du sport, je promène mon chien, et je n'ai pas de problème !

Bien sûr, la Turquie est hétérogène. On ne peut pas parler de la Turquie comme on parle de l'Allemagne. Il y a ici des lieux de divertissement encore plus excitants que ceux qu'on trouve en Europe, mais il y aussi des traditions, voire du folklore. Il faut savoir s'adapter à cette hétérogénéité. On n'entre pas dans une mosquée en short. Il y a des personnes, des quartiers plus religieux, il ne faut pas les provoquer. Mais il y a d'autres quartiers qui ressemblent à la Cinquième Avenue à New York ! C'est pour cela que je n'ai pas envie de quitter ce pays et que je me vois encore à Istanbul pour 20 années supplémentaires.

Propos recueillis par Hamida Beji (http://lepetitjournal.com/istanbul) lundi 30 janvier 2017

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Publié le 29 janvier 2017, mis à jour le 29 janvier 2017

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