

En Turquie, plus de la moitié des accouchements se fait par césarienne. Un record européen et presque un record mondial parmi les pays de l’OCDE. Cette tendance s’est accélérée ces dix ou quinze dernières années, au grand dam des autorités, qui cherchent à faire baisser le taux de naissance par césarienne. En vain, pour l’instant.

Photo Flickr/CC/Bethany Brown
“Mon médecin a fait pression en disant: “et si votre bébé naissait handicapé ? En plus, comme c’est un gros bébé, on ne pourra pas vous faire d’anesthésie péridurale”, se souvient Nuray. “Je n’ai donc pas du tout été encouragée à accoucher naturellement et au bout du compte, j’ai pris peur et j’ai cédé. Mais tout au long de ma grossesse, j’ai surtout eu l’impression que la césarienne était ce qui l’arrangeait le mieux. »
Comme Nuray, chaque année, la moitié des mères de Turquie accouche par césarienne. En Europe, c’est un taux record. Et parmi les 34 pays de l’OCDE, les plus développés de la planète, la Turquie talonne le Mexique pour le record mondial.
Une série d'explications
A de très rares exceptions près, dans tous ces pays, le taux d’accouchement par césarienne a augmenté au fil des ans. La moyenne de l’OCDE est aujourd’hui de 27% des naissances. Ce taux était celui de la Turquie il y a moins de 10 ans. Qu’est-ce qui a changé dans ce pays, et changé si vite ?
Le docteur Faruk Buyru, président à Istanbul de l’Association des gynécologues et obstétriciens, cite deux raisons qui, selon lui, sont prépondérantes dans le cas turc. “D’abord, en général, les femmes turques n’aiment pas les examens gynécologiques. Cela leur fait peur alors logiquement, l’accouchement par voies naturelles leur fait peur. Ceci parce que, dès l’enfance, la sexualité est présentée comme quelque chose d’effrayant et de honteux. Et c’est vrai chez les patientes de tous niveaux d’éducation”, explique-t-il.
“L’autre grande raison, c’est que l’anesthésie péridurale n’est pas encore très pratiquée, en tout cas pas dans tous les hôpitaux. Evidemment, cela n’aide pas à réduire la peur de l’accouchement naturel. Et le problème ne fait que s’amplifier car les femmes qui ont accouché une première fois par césarienne, dans leur grande majorité, accouchent par césarienne pour leurs autres enfants.”
Ces raisons ne sont pas les seules: il faut aussi citer la réduction des risques liés à la césarienne, l’urbanisation, le report progressif de l’âge au premier enfant, le développement des techniques de procréation assistée ou encore – comme le soupçonne Nuray, la maman du début – la commodité pour certains médecins d’un accouchement programmé, et leur crainte d’être poursuivis en cas de problème lors d’un accouchement naturel.
La "peur des femmes"... Mais encore?
Il faut aussi dire qu’en Turquie, derrière ce taux de 50%, se cachent d’importantes disparités régionales. A Istanbul, dans les régions côtières de l’ouest du pays, il monte jusqu’à 60%. Dans l’est de l’Anatolie, il ne dépasse pas 30%.
Mettre en avant la “peur des femmes” : une explication qui a bon dos pour Zelal Ayman, militante féministe. “Si les femmes ont peur, pourquoi ont-elles peur ? C’est la question à se poser. Moi, je suis née dans un village. On n’y pratiquait pas de césarienne et certaines femmes en mourraient. Mais elles ne mourraient pas de peur !” s'exclame cette responsable du Programme d’éducation aux droits humains des femmes (KIHEP).
Selon elle, "deux choses comptent. Premièrement : qu’est-ce qui est le mieux pour chaque femme, individuellement, à un moment donné ? C’est en fonction de cela qu’il faut décider. Deuxièmement : si l’État veut limiter les césariennes, alors il faut promouvoir l’accouchement vaginal! Avec des campagnes, dans l’éducation… mettre tout en œuvre pour briser les tabous. Je suis de celles qui pensent que ce sujet intéresse tout le monde et doit être débattu par tous.”
La césarienne, l’accouchement, la fécondité, la sexualité… Ce ne sont pas vraiment des sujets dont on parle beaucoup en Turquie – en tout cas pas souvent de manière informée, dans un vrai débat de société. Comme le rappelle Zelal Ayman, le gouvernement turc veut faire baisser ce taux élevé de césarienne, qu’il juge beaucoup trop coûteux pour la Sécurité sociale, et qu’il accuse de faire baisser le taux de fécondité.
Une loi pour rien?
Le Parlement turc a légiféré sur la césarienne à l’été 2012. Le texte adopté dispose que “la césarienne peut se pratiquer en cas de nécessité médicale pour le bébé ou la femme enceinte”. Deux ans plus tard, d’après le docteur Buyru, la loi n’a rien changé : “Cette loi est restée lettre morte car elle prévoit que si la femme refuse l’accouchement par voie naturelle – parce qu’elle en a peur par exemple – alors son accouchement aura lieu par césarienne. Et de fait, depuis deux ans, le taux de naissance par césarienne n’a pas baissé.”
Pour ce médecin qui officie dans le privé – où le taux de césarienne peut monter jusqu’à 80% – et qui dit militer pour l’accouchement par voie naturelle si aucun risque ne s’y oppose, ce n’est pas en légiférant qu’on inversera la tendance. "Par exemple, on pourrait inciter les médecins des hôpitaux publics ou rattachés à la Sécurité sociale à pratiquer l’accouchement naturel avec des primes ou des congés supplémentaires. L’inverse – punir les médecins dont on estime qu’ils font trop de césariennes – serait contre-productif, et surtout très risqué pour la santé des futures mères et des bébés" estime ce médecin.
Et d'ajouter: "Je pense qu’il faut aussi restaurer le rôle des sage-femmes. L’opinion courante en Turquie est que ce métier appartient au passé, ou qu’il est réservé aux campagnes, mais qu’une femme de la ville doit accoucher à l’hôpital avec un médecin. Si l’on veut faire grimper le taux d’accouchement par voies naturelles, il faut réhabiliter le métier de sage-femme."
Le modèle, pour ce médecin turc, ce sont les Pays-Bas : seul 15% des naissances y ont lieu par césarienne, et plus d’une femme sur quatre accouche à domicile ou dans une maison de naissance, sous la responsabilité d’une sage-femme.
Anne Andlauer (www.lepetitjournal.com/Istanbul) jeudi 16 avril 2015











































