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Petits malheurs de l’expatrié, grands malheurs des autres

Nehru street marchéNehru street marché
Nehru street marché, Pondichéry
Écrit par Frédéric Landy
Publié le 5 mai 2020, mis à jour le 19 décembre 2023

Confinement prolongé jusqu’au 18 mai,  Lepetitjournail.com a décidé de donner la parole aux Français résidents qui le souhaitent. Aujourd’hui, c’est Frédéric Landy,  Directeur de l'Institut Français de Pondichéry, qui nous partage son expérience avec philosophie.

 

C’est l’histoire d’un type qui court sur un matelas dans sa salle de séjour, histoire de remplacer le jogging ; d’un type qui a rempli des bouteilles d’eau de deux litres pour s’en faire des haltères ; qui au petit matin parcourt deux fois Mission Street aller et retour sur son vélo indien pourri, dont il a enclenché la dynamo pour devoir produire un peu plus d’effort. C’est l’histoire d’un expatrié français à Pondichéry, qui se débrouille comme il peut mais qui a juré de ne pas se plaindre depuis que la boulangerie de Bussy Street est rouverte tous les matins (bien qu’il faille toujours commander la veille sur un groupe WhatsApp). Et puis, assez de nombrilisme : comment se lamenter alors qu’il y a tellement de vraies tragédies dans l’Inde ces temps-ci – encore plus que d’habitude… ?

 

confiné pondichéry sport

 

 

Qui aurait pu me dire il y a trois mois que j’aurais hâte que mon contrat se finisse ?

Je me sentais tellement heureux ici… Professeur de géographie à l’université de Paris Nanterre, je suis actuellement détaché comme directeur de l’Institut Français de Pondichéry (IFP), un centre de recherche qui traite aussi bien d’écologie (fichues chauves-souris !) que de sciences sociales (pauvres travailleurs du secteur informel…), sans parler des recherches sur notre belle collection de manuscrits sanscrits ou tamouls (avec des recettes de médicaments traditionnels, cela pourrait être utile actuellement…). Diriger ce personnel franco-indien est fantastique, passionnant ! Et puis avouons-le, aller au bureau en vélo et faire du surf le week-end n’avait rien de désagréable.

Oui mais voilà, COVID est passée par là… Le beau petit palais colonial en bord de mer qui abrite l’IFP est quasiment fermé, tout le monde se trouve a priori en télétravail. Me voilà à pouvoir profiter de ma terrasse aux heures fraiches de la journée, dans mon bel appartement si lumineux sans être chaud, au troisième étage d’un immeuble de la « ville tamoule ». Si je détourne un peu le regard de mon ordinateur, je peux désormais observer toute la journée la succession des animaux, avec les écureuils acrobates qui me réveillent de leurs couinements, suivis des si légers sun birds qui viennent butiner ce que les écureuils leur ont laissé, avant que bien sûr, pour l’essentiel de la journée, ces fichus corbeaux contrôlent leur territoire. Je le leur conteste avec un certain succès. En revanche, généralement je laisse sans combat la place après 18h30 à d’autres animaux : les moustiques.

 

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Nehru Street : la rue principale de Pondichéry, transformée le matin en petit marché sur ses trottoirs

 

Voilà le seul avantage du confinement. Mais pour le reste, le travail à l’IFP se fait au ralenti. Mes contacts pour renforcer le partenariat avec le secteur privé ne donnent plus grand-chose car les partenaires pressentis préfèrent désormais collaborer à des projets directement centrés sur le coronavirus. Beaucoup de nos programmes de recherche sont bloqués, notamment ceux qui impliquaient d’aller « sur le terrain », par exemple en archéologie ou en écologie, ou bien en sciences sociales pour étudier les migrations, l’agriculture ou les lacs urbains. Les administrations françaises et indiennes peinent à fonctionner. Les journées de travail demeurent longues et pleines, mais leur productivité est décevante. Et puis je suis tout seul dans mon appartement : mes fils, adultes, vivent leur vie en Europe, et ma compagne est restée à Paris. Je devais aller la voir en mars. Parti comme c’est, je me demande si je la retrouverai avant septembre, à la fin de mon contrat ! Peut-être y aura-t-il des avions d’ici là pour que je puisse prendre des vacances, mais s’il faut multiplier les quarantaines, deux semaines dans un hôtel Formule 1 à mon arrivée à Roissy puis deux semaines à mon retour dans un hôtel glauque de Chennai, cela vaut-il la peine ? Heureusement qu’il y a Internet et que mon routeur tient le coup. Mais le décalage horaire ne favorise pas les moments de vidéo-tendresse en soirée…

 

Cela dit, j’ai promis de ne pas me plaindre.

À l’IFP nous sommes aux premières loges pour « prendre dans la gueule » les drames qui se déroulent dans ce qu’on continue souvent d’appeler « la plus grande démocratie du monde ». Cela incite à relativiser… Et à avoir encore plus mauvaise conscience de nos énormes primes d’expatriation ! Il y a des moments très durs pour les chercheurs en sciences sociales, par exemple, du fait de leurs contacts étroits avec la population. Un collègue géographe a travaillé des mois sur un bidonville de Delhi et sur les chiffonniers/éboueurs : une bonne partie de ses contacts crève de faim actuellement. Moi, je fais des enquêtes sur des villages au Karnataka dans un projet centré sur l’adaptation des agriculteurs au changement climatique ; mais on n’avait pas prévu d’étudier l’adaptation au lockdown ! Là-bas, les paysans ont perdu leurs récoltes de légumes, faute de camion pour les transporter et de marché pour les vendre. Et ceux qui n’ont aucune terre, les prolétaires qui migrent chaque année pour travailler en ville ou dans les plantations de café du Kerala, sont au chômage.

 

repiqueuses inde india

 

Que faire quand vos sujets de recherche tombent dans la misère ? Il se trouve que notre raison d’être, la recherche, garde une certaine urgence, alors même qu’on pourrait penser qu’a priori les gens ont autre chose à faire qu’à répondre à nos questions. On leur téléphone. Et ils sont contents de raconter leurs malheurs et leurs problèmes. Ceci représente une consolation, à tous points de vue. D’une part, cyniquement, nous les chercheurs pouvons mieux comprendre comment ils font pour essayer de garder leur « résilience », si l’on veut employer un mot à la mode. (Malheureusement, point trop de surprise à ce sujet : les gens s’en sortent en se serrant le pagne, et en s’endettant). D’autre part, nous pouvons donner l’alerte sur certaines situations ; ainsi, le collègue qui fait des enquêtes téléphoniques dans le bidonville de Delhi a pu intervenir auprès d’un député local pour que les distributions de vivres se déroulent un peu mieux. Enfin, nous envoyons nous-mêmes un peu d’aide : pas facile de faire parvenir à distance du grain, ni d’expédier de l’argent directement sur les comptes en banque des ménages les plus pauvres (si jamais ils ont un compte, et qu’ils y ont accès)… mais on y arrive !

Oui, je n’ai aucune raison de me plaindre.

 

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