1967/2019, les émeutes anti-britanniques et l'après révolution des parapluies. Avec N°1 Chung Ying Street, Derek Chiu filme l'histoire de Hong Kong en noir et blanc et nous livre un récit profondément humain sur le destin de trois adolescents.
Bien qu’il fasse partie de l’industrie cinématographique hongkongaise depuis près de 30 ans, Derek Chiu n’a jamais été un réalisateur comme les autres. Tout au long de sa carrière, il n’a cessé de traiter de sujets de société et des drames humains en s’éloignant autant que possible des formules commerciales souvent à l’œuvre dans le cinéma de Hong Kong. Avec son nouveau film, il pousse cette démarche jusqu’à son aboutissement ultime en signant une œuvre à la fois engagée et humainement forte.
N°1 Chung Ying Street nous fait suivre le destin de trois adolescents à deux périodes différentes de la ville: en 1967 durant les émeutes anti-britanniques maoïstes, et en 2019 dans l'après révolution des parapluies avec en toile de fond un conflit entre un vieil agriculteur et des entrepreneurs immobiliers.
Derek Chiu est connu pour ses prises de position, il écrit des tribunes pro-démocrates dans le journal Ming Pao*. Il revient avec nous sur le tournage et l'accueil du public. Les deux périodes 1967 et après 2014 sont sensibles, éminemment politiques et intimement liées au délicat rapport entre Hong Kong et la Chine, au point que le réalisateur nous a expliqué avoir bien failli perdre son investisseur d'origine et avoir eu des difficultés pour trouver les acteurs.
Lepetitjournal.com (Arnaud Lanuque): Comment est né le projet de N°1 Chung Ying Street?
Derek Chiu: Tout a commencé en 2010 avec la rencontre d’un homme d’affaire qui avait été impliqué dans les émeutes de 1967 alors qu'il avait 16 ans. Il imprimait des prospectus de propagande et les distribuait dans la rue avant de se faire condamner à deux ans de prison par la police.
Il a toujours considéré être innocent, avoir agi par amour pour la mère-patrie et contre le colonialisme britannique. Devant le silence entourant ces émeutes après coup, il s’est mis à financer divers projets et m’a approché.
J’ai trouvé cela très intéressant, j’ai une passion pour les mouvements sociaux et les réactions qu'ils peuvent susciter selon les contextes politiques. J’ai commencé à travailler sur un script avec l'aide d'une journaliste qui connait bien l’histoire des mouvements sociaux à Hong Kong. Nous avons interviewé de nombreuses personnes et côté communiste, tous avaient le même sentiment : ils agissaient par amour pour la chine et contre le colonialisme, les peines de prison et leurs casiers judiciaires étaient injustifiés et le gouvernement aurait dû faire quelque chose depuis.
Quand avez-vous décidé de combiner deux histoires, l’une située en 1967 et l'autre en 2019?
En 2014. Pendant l'écriture, Hong Kong était agité par de nombreux mouvements sociaux dont la révolution des parapluies. J'ai demandé aux anciens émeutiers de 1967 ce qu’ils en pensaient et la plupart était hostile et se considérait comme différents. Leurs actions étaient motivées par l’amour de la mère-patrie tandis que la nouvelle génération détestait la chine. Ils voyaient aussi une ingérence étrangère derrière ces événements.
J’ai eu l’impression qu'en surface, l’histoire se répétait. Les jeunes s’opposent au gouvernement et se retrouvent battus par la police. Pourtant, leur cas est très différent. En 1967, il y avait la révolution culturelle en Chine, le soutien des syndicats de gauche pour les encourager à manifester dans la rue. On leur lavait le cerveau, les posters de Mao étaient partout. Je me suis dit : "pourquoi ne pas combiner le passé et le présent? Cela donnerait davantage de sens".
Pourquoi avoir choisi la date de 2019 et ne pas avoir suivi les personnages pendant les événements de 2014?
Je voulais capter les émotions de la jeunesse après ces événements. Il y a un sentiment d’impuissance chez eux. Cela a été un des plus grands mouvements sociaux de Hong Kong et rien n’a été obtenu. Les jeunes se sentent frustrés, ils ne croient plus en la puissance de l’expression populaire. J’ai pensé que ce serait l’état d’esprit prédominant en 2019.
Avec ces deux histoires, comment avez-vous décidé de la structure du film?
Nous avons d’abord pensé à utiliser des flashbacks : un vieil homme qui a affaire aux jeunes d’aujourd’hui et se souvient de sa propre jeunesse. Mais je trouvais ça trop cliché. Nous avons donc décidé de les séparer clairement, mais avec un lien organique entre les deux. C’est pour cela que nous utilisons les trois mêmes acteurs dans les deux segments.
Le choix du lieu est symbolique? Pourquoi avoir placé l’action de la partie moderne à Sha Tau Kok?
Parce que Hong Kong a un problème de terres et je pense que cela ne sera jamais résolu. C’est pour cette raison que nous avons cette histoire de jeunes qui essayent d’aider ce vieil homme à conserver son terrain. Et puis, c’est une ville frontière avec la chine. Nous avons imaginé la construction d’une galerie commerciale que les chinois pourraient visiter sans visa. Et c’est presque arrivé entre temps.
Considérez-vous le film comme étant pro-démocratie? J’ai l’impression que vous avez fait très attention à donner un maximum de points de vue différents aux spectateurs.
Oui. Je pense qu’il est assez évident que je suis critique de ce qui s’est passé en 1967 et que j’ai de l’empathie pour la jeunesse actuelle. C’était une de mes motivations quand j’ai fait le film. Mais je ne veux pas faire dans le manichéisme. Je ne fais pas un film Hollywoodien! C’est évident que tous ceux qui étaient impliqués dans les émeutes de 1967 n’étaient pas violents ou des criminels. Je voulais que mes personnages aient leurs propres pensées. Même si ils sont influencés par leur environnement. On voit qu’un des personnages est poussé par sa famille, les syndicats et la propagande chinoise. Mais, in fine, il a été dans la rue parce qu’il croyait profondément à ce que disait Mao et pensait pouvoir changer la société. C’est la même chose en 2019. Ils vont dans la rue parce qu’ils croient en ce qu’ils font. Je me suis contenté de juxtaposer ces deux situations. Je ne juge pas les personnages, j’essaye de garder une certaine distance. Les jeunes ne choisissent pas leur histoire, ils sont choisis par elle.
Votre film est projeté dans des festivals internationaux, mais quelle réaction pensez-vous obtenir du public hongkongais?
A Hong Kong, c’est un sujet très controversé. Beaucoup de gens ont des idées bien arrêtées quand ils le voient. Ceux qui détestent les sympathisants communistes de 1967 pensent que je purifie cette période. Les membres les plus extrêmes de la révolution des parapluies pensent que je les insulte en les comparants avec ceux de 1967. Cela m’a beaucoup troublé. On m’a même accusé d’être pro-communiste ! Un critique s’étonnait que les parents en 1967 soient aussi gentils avec leurs enfants! Mais même quelqu’un de mauvais, quand il rentre chez lui, peut montrer de l’affection pour sa famille et ses amis!
Pensez-vous que nous verrons d’autres films politiques de qualité issus de l’industrie cinématographique locale dans le futur?
Traditionnellement, l’industrie a toujours évité de traiter de politique. Parfois, durant l’âge d’or, nous mettions des messages subtils mais l’idée dominante était que les films politiques effrayaient le public si bien qu’aucun investisseur ne voulait s’y essayer. Maintenant, il faut un certain courage pour faire des films de ce genre. En vous opposant au gouvernement, vous prenez un risque. Vous pouvez perdre de l’argent, être interdit en Chine ou encore pire… Ce n’est pas un choix facile. Mais Hong Kong est en train de changer. Les gens ont de plus en plus de colère en eux par rapport à ce qu’il se passe et ils ont besoin de l’exprimer. Le cinéma étant une forme d’expression artistique, il est lui aussi contaminé par cet état d’esprit.
*ndlr: Ming Pao est un journal à Hong Kong en langue chinoise (tirage 130.000 exp. en 2016) communément classé comme modéré et respecté par ses pairs