Ce 20 octobre, le village de Salin-de-Giraud, près d’Arles, a été le théâtre d’une cérémonie destinée à célébrer le 10e anniversaire de l’inauguration du mémorial des ouvriers indochinois venus travailler en Camargue pendant la Seconde guerre mondiale. L’occasion, pour le Petit journal, de revenir sur le destin méconnu de ces oubliés de l’Histoire dont le sort préfigure celui des « Harkis indochinois ».
C’est en 1939 que débute cette histoire, une histoire de déracinement forcé. La France, qui vient de déclarer la guerre à l’Allemagne hitlérienne, a besoin de puiser dans ses colonies pour soutenir son effort de guerre. C’est le « plan Mandel », du nom du ministre des Colonies, qui prévoit l’appoint de 300.000 travailleurs, dont un bon tiers d’Indochinois.
« Des ordres ont été donnés pour faire venir du Tonkin un premier lot de 70.000 ouvriers ; des centaines de milliers d'autres pourront suivre car ce n'est qu'un début. Il sera très aisé de lever, au fur et à mesure des besoins, de nouveaux contingents de soldats ou de travailleurs », déclare Georges Mandel à la radio le 8 novembre 1939. On relèvera et appréciera comme il se doit l’emploi du mot « lot » !
En juin 1940, au moment de l’armistice, on dénombre déjà 27.000 Indochinois sur le sol français : 7.000 tirailleurs et 20.000 travailleurs. Après la défaite, 5.000 d’entre eux sont rapatriés in extremis. Quant aux autres, ils vont rester bloqués en métropole.
Quatre ans plus tard, au moment de la Libération, la désorganisation de l’immédiat après-guerre et les troubles qui commencent à affecter l’Indochine française retardent encore leur rapatriement, qui ne prendra fin qu’en 1952.
Dans l’intervalle, ces migrants d’un genre bien particulier auront formé une sorte de micro-société en vivant une expérience inédite : celle d’une face-à-face direct avec la puissance coloniale défaite.
Mais revenons à cette année 1939
Le recrutement des travailleurs indochinois s’appuie sur un arsenal législatif mis en place dans l’entre-deux-guerres, qui stipule que les travailleurs coloniaux doivent être recrutés, acheminés, administrés et mis au service des industries de la défense nationale par le Service de la Main-d’Œuvre Indigène, Nord-Africaine et Coloniale, plus communément appelée la M.O.I.
En vertu d’un arrêté pris le 29 août 1939, les autorités françaises s’octroient un droit de réquisition sur tout le territoire indochinois. 90% des 20.000 travailleurs susmentionnés vont être alors recrutés de force, principalement au sein de la paysannerie pauvre des protectorats de l’Annam et du Tonkin (régions Centre et Nord du Vietnam actuel). Il faut dire que les intermédiaires autochtones chargés de ce recrutement font preuve d’un zèle remarquable : chaque famille se voit dans l’obligation de fournir un fils âgé de plus de vingt ans. C’est le S.T.O à l’indochinoise !
Pour ce qui est de l’encadrement de cette main d’oeuvre providentielle, les Français d’Indochine n’hésitent pas à recourir à un procédé qui a fait ses preuves : ils en chargent quelques volontaires indochinois, qui sont promus interprètes ou surveillants (1 surveillant pour 25 travailleurs) et qui constituent dès lors une classe de privilégiés et surtout un maillon indispensable à l’administration coloniale. C’est qu’il s’agit d’acheminer en métropole près de 20.000 paysans illettrés, brutalement arrachés à leurs rizières, en faisant régner une discipline quasi-militaire dans les rangs.
C’est le 20 octobre 1939 (d’où la date de la cérémonie de Salin-de-Giraud) qu’a lieu le premier départ, depuis Haïphong, à bord du Yang-Tsé. Les premiers travailleurs débarquent à Marseille un mois plus tard.
Ils sont accueillis dans des bâtiments à peine achevés : ceux de la nouvelle prison des Baumettes, qui devient alors une véritable « cité indochinoise », au sujet de laquelle la presse ne tarit pas d’éloges.
Des « ouvriers-soldats »
Administrés par la M.O.I, soumis à une discipline toute militaire en dépit de leur statut de réquisitionnés civils, les travailleurs indochinois – les Cong binh, comme ils s’appellent entre eux - sont répartis en 73 compagnies, formées chacune de 200 à 300 travailleurs et rattachées à 5 légions.
Les compagnies en question sont placées sous le commandement de militaires et de fonctionnaires issus de l’administration coloniale : administrateurs, anciens administrateurs ou élèves de l’Ecole coloniale. Autant dire que discipline rime alors avec paternalisme.
A moins que ce ne soit avec esclavagisme… Les services publics, mais aussi les entreprises privées peuvent employer ces « ouvriers non qualifiés », dès lors taillables et corvéables à merci.
Jusqu’en juin 1940, ces ouvriers vont surtout travailler pour les industries de la défense nationale : dans des poudreries pour les sept dixièmes d’entre eux. Ils sont alors disséminés sur tout le territoire.
C’est néanmoins en Gironde que l’on relève la plus forte concentration d’ouvriers indochinois : 2.327 pour la seule poudrerie de Saint Médard. Le postulat qui préside à l’emploi de ces travailleurs étrangers est celui du rendement collectif : compenser le qualitatif par le quantitatif. Les cadences de travail s’en ressentent…
L’armistice de juin 1940 va changer la donne. Toutes les compagnies sont obligées de se replier en zone libre. Les travailleurs indochinois vont alors être employés dans un premier temps à des travaux agricoles et sylvestres, notamment en Camargue, où ils vont développer la riziculture avec brio, mais également en Aveyron, pour du forestage, ou dans les salines du sud.
Dans les rizières de Camargue
A partir de 1942, ils sont à nouveau affectés à des usines. Cette césure de 1942 correspond à un tournant de la guerre : l’occupation de la zone libre. 43% des travailleurs indochinois vont dès lors travailler directement ou indirectement pour les troupes allemandes d’occupation. Les souffrances atteignent alors leur paroxysme. Le bilan officiel fait état de 1.061 décès (soit 5,5% des effectifs), essentiellement dus à la tuberculose pulmonaire.
Pour plus de détails sur ce sujet : http://travailleurs-indochinois.org/