

Sur la place Talaat Harb, faisant presque face à la statue éponyme, se dresse un bâtiment au nom très européen, laissant imaginer une ascendance bien plus ancienne que les commerces qui l'entourent. Le Café Groppi, puisque c'est nom, est en effet un des rares vestiges encore en activité de l'Egypte du début du XXème siècle, d'avant Nasser, quand la bourgeoisie cairote et l'aristocratie européenne se rencontrait à l'heure du thé et des pâtisseries.
Groppi - Muhamad Mansour - (c) CreativeCommons
La Belle Epoque

Façade du Café Groppi à Talaat Harb - Roland Unger - (c) CreativeCommons
Fondé en 1891 par Giacomo Groppi, un chocolatier suisse, au coeur de la Place Soliman Pasha, le café s'est très vite installé dans le coeur de la bourgeoisie cairote d'alors, à une époque où « Le Caire était le centre du monde ». Entre les aristocrates anglais ou français, et les riches, cultivés égyptiens, vivait alors une alchimie faite de thé, de croissants, de dattes au chocolat et autres confiseries, vite réputées pour être les meilleures de toutes les terres situées au Sud de la Méditerranée.
Dans un décor qui sans être extravagant, était empli d'un charme oscillant entre le Victorien et l'Art-Déco, sous un plafond extrêmement haut, entre es rotondes formant les murs, et devant les mosaïques qui émaillaient l'entrée, l'on pouvait voir des vitrines aussi belles que gourmandes, chargées des meilleurs marrons glacés, des dattes confites, de croissants, de viennoiseries, de chocolats, suisses évidemment, autant de trésors pour les papilles d'une clientèle qui aimait à se rencontrer entre ces murs.
Iconique et faste, la chocolaterie des têtes couronnées
C'est que Giacomo et ses successeurs ont vu passer en près de 60 ans toutes les grandes figures de la vie politique, diplomatique, culturelle et intellectuelle du Caire. L'intelligentsia cairote se réunissait autour d'une tasse de thé et pouvait débattre entre deux bouchées sucrées de questions de politique ou de société, conclure des affaires, ou arranger les mariages. C'était l'endroit pour voir et être vu, et à une époque où le centre du Caire n'avait rien à envier à Paris ou Londres en terme de chic et d'ostentatoire, Groppi était le passage obligé des notables cairotes, jusqu'au Roi Farouk lui-même, dont on raconte qu'il a une fois acheté et fait livrer par bateau 100 kg des plus fins chocolats de Groppi au Roi Georges d'Angleterre, pour en faire cadeau à ses filles Elisabeth et Margaret.

The Famous Groppi Café - David Lisbona - (c) CreativeCommons
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, le colonel britannique Sutherland y amenait ses prisonniers avant un interrogatoire musclé, et de hauts dignitaires nazis rencontraient chez Groppi leurs informateurs et alliés de l'intérieur.
Le Café Groppi, témoin de l'évolution de la société en Egypte
L'arrivée de Nasser au pouvoir marqua le début d'un décrépissement durable pour le café Groppi. Haut-lieu de rencontre des dignitaires ou notables étrangers, gâterie préférée d'une intelligentsia pas forcément partisane du Général, le café Groppi était pour Nasser une marque trop voyante d'attachement au passé « dominé » de l'Egypte. Entre 1952 et les années 60, le café fut donc victime de plusieurs démantèlements et attentats, plus ou moins commandés par le président lui-même, qui craignait qu'on y fomente des coups d'Etat.
Après la mort de Nasser, le Café Groppi servait encore richement l'appareil présidentiel de Sadat, en recevant notamment le Shah d'Iran ou le Président américain Richard Nixon lors de leurs visites officielles, tout en accueillant les islamistes qui y nourrissaient leurs thèses d'opposition.
Mais peu à peu, le mode de vie autour du café changeait, la faute à une démographie déchaînée et au fléchissement de la richesse nationale, et le Café Groppi perdait autant de clients que de splendeur. Mais il est écrit que le Café Groppi ne fermerait jamais.

Groppi Talaat Harb (intérieur) - (c) CreativeCommons
Même pendant les révolutions de 2011 et 2013, alors que la place Talaat Harb était le théâtre de grandes manifestations, le café est resté ouvert. C'est qu'on ne clôt pas plus de 100 ans d'histoire aussi facilement, et ce même si les pâtisseries servies aujourd'hui n'ont plus le même faste que jadis.
Le Café Groppi est une relique, comme à quelques hectomètres l'immeuble Yacoubian. Témoin d'une toute autre époque, il relie le Caire à son histoire, à son évolution. Et près de sa façade à la peinture écaillée, on s'imagine volontiers au temps du tea-time, 80 ans plus tôt, entouré par d'anciens illustres clients.
Quentin Boissard (www.lepetitjournal.com/le-caire) - Dimanche 27 septembre 2015


































