Édition internationale

La Francophonie face au numérique : de la régulation à la stratégie

Trois jours d’échanges intenses, plus de trente délégations, un objectif partagé : défendre la diversité des cultures francophones à l’heure où les plateformes mondiales écrasent les identités locales. La 5ᵉ Conférence des ministres de la Culture de la Francophonie, tenue à Québec, a réuni une Francophonie inquiète mais résolument combative. Au cœur des débats : la “découvrabilité”, ce mot barbare devenu enjeu politique, culturel… et stratégique. Notre correspondant était sur place.

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Échanges informels entre délégations lors de la 5ᵉ rencontre ministérielle francophone sur la culture, au Château Frontenac à Québec - Photos LPJ
Écrit par Bertrand de Petigny
Publié le 25 mai 2025, mis à jour le 1 juin 2025

 

 

Une conférence sous tension, entre urgence et ambition

Alors que dehors il pleut et que le vent souffle, dans les salons feutrés du Château Frontenac, les visages sont concentrés, les échanges sans détour. L’heure n’est pas aux discours creux. « C’est une course contre la montre », souffle un ministre africain à la sortie d’une rencontre. « Si nos cultures n’apparaissent plus en ligne, elles cessent d’exister aux yeux des jeunes générations ». Le ton est donné.

En lançant la Conférence, le ministre québécois de la Culture, Mathieu Lacombe, n’a pas mâché ses mots : « L’avenir des cultures francophones dépend de la place qu’elles occuperont dans l’environnement numérique. » Une déclaration grave, portée par les chiffres : seulement 2,7 % des contenus des sites les plus visités sont en français, contre près de 60 % en anglais.

 

Ce que les algorithmes font disparaître

Les débats ont mis en lumière un paradoxe : jamais la production culturelle n’a été aussi foisonnante… et jamais elle n’a été aussi difficile à trouver. « Il ne suffit pas que nos films ou nos chansons soient en ligne, encore faut-il qu’on puisse les voir ! », martèle Martine Biron, ministre des Relations internationales et de la Francophonie. Or les algorithmes de recommandation poussent souvent vers l’anglais, l’uniformisé, le rentable.

Un mot est alors revenu dans toutes les bouches : découvrabilité. Autrement dit, la capacité d’un contenu à émerger dans les moteurs de recherche, les suggestions, les fils d’actualité. Un enjeu technique, mais profondément politique. Car c’est aussi une question de souveraineté culturelle. « On ne peut pas laisser les géants du Web décider seuls de ce qui mérite d’être vu ou entendu », a résumé Louise Mushikiwabo, Secrétaire générale de l’OIF.

 

 

Une mobilisation scientifique en écho aux préoccupations politiques

Quelques semaines avant la Conférence de Québec, la découvrabilité faisait déjà l’objet de discussions animées… à l’École de technologie supérieure (ÉTS) de Montréal. À l’occasion du 92ᵉ Congrès de l’Acfas, plusieurs chercheurs ont tiré la sonnette d’alarme sur l’invisibilité croissante des savoirs francophones en ligne. « Ce n’est pas parce que la science se fait en français qu’elle doit être invisible », lançait Christian Blanchette, recteur de l’Université du Québec à Trois-Rivières, devant une salle comble.

 

Mathieu Rocheleau, Dominique Drouin et Alain Olivier
Madame Dominique Drouin, Directrice des relations internationales au ministère de la Culture et des Communications du Québec. Est entourée de Mathieu Rocheleau, Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine et Alain Olivier, Ministère des Relations internationales et de la Francophonie du Québec.

 

Interpellé par notre correspondant sur cette convergence entre culture et science, Mathieu Rocheleau, du ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, a reconnu que le défi était similaire dans les deux sphères : « Qu’on parle de culture ou de science, le combat est le même : nos contenus sont noyés dans une masse numérique mondialisée. Les stratégies peuvent différer, mais la logique d’intervention reste partagée ».

Ce dialogue entre milieux politique et académique montre une chose : la découvrabilité n’est plus un jargon de spécialistes. C’est un enjeu transversal, vital pour la visibilité, la transmission et la survie même des cultures et des savoirs francophones dans le monde numérique.

 

 

Réglementer, oui. Mais convaincre, c’est mieux.

À entendre les ministres réunis à Québec, une conviction émerge : la régulation est nécessaire, mais elle ne peut être l’unique réponse. Les lois donnent un cadre, elles posent des obligations. Mais elles ne garantissent ni l’adhésion, ni l’enthousiasme des plateformes. « Faire entendre la voix de la Francophonie ne passera pas uniquement par des textes législatifs — il faut aussi gagner la bataille de l’évidence », confie un diplomate européen en marge de la conférence.

Dans les couloirs, une question revient : pourquoi faut-il tant d’efforts pour qu’on propose aux utilisateurs des contenus… dans leur propre langue ? Ce que les industries du logiciel et du jeu vidéo ont compris depuis des décennies — que la langue est un marché — semble échapper aux géants du streaming. Pourtant, comme le rappelait Jeff Beatty, ancien responsable de la localisation chez Mozilla :

 

« Si vous voulez aller à l'international, parlez local. La localisation n’est pas un coût — c’est une stratégie de croissance. »  - Jeff Beatty, Mozilla

Et si la Francophonie cessait de demander et commençait à séduire ? À faire de ses 300 millions de locuteurs une force de prescription, une audience désirable, un marché à part entière ? Plutôt que d’attendre des plateformes qu’elles fassent “leur part”, ne serait-il pas temps de penser en termes de stratégie ? Mobiliser ses influenceurs, ses festivals, ses universités, ses médias. Parler d’égal à égal avec les plateformes. Et ne plus se contenter de survivre dans les marges de leurs algorithmes.

 

 

Le Québec en éclaireur : du plaidoyer à la loi

Le Québec ne s’est pas contenté d’accueillir la conférence : il entend montrer l’exemple. Il a ainsi déposé cette semaine un projet de loi sur la découvrabilité, qui imposerait aux plateformes de mieux référencer les contenus en français. Une première pour une province puisque seule l’Union Européenne a pour le moment osé aborder ce sujet. « On veut que les jeunes québécois trouvent nos chansons avant celles de Californie », a lancé Dominique Drouin, du ministère de la Culture, avec un brin de provocation.

Cette offensive législative inspire. « On est venus voir ce qu’ils font ici, pour le faire chez nous », confie un conseiller du ministre sénégalais. Car au-delà des mots, cette conférence a surtout permis aux États de partager leurs stratégies, leurs échecs, leurs espoirs. Et de poser une pierre dans un édifice plus vaste : une alliance francophone pour une culture visible, libre, et plurielle.

 

La photo officielle des participants au 5e rencontre des ministre de la culture de la Francophonie - crédit Samuel Tessier.
Les représentants de la Culture d’États et de gouvernements membres, associés et observateurs de l’OIF à Québec les 23-24 Mai - Photo Samuel Tessier

 

Vers un front francophone du numérique ?

La déclaration finale, adoptée à l’issue des travaux, engage les 93 États et gouvernements membres de la Francophonie à porter un plaidoyer commun dans les instances internationales. L’UNESCO est en ligne de mire. « L’union fait la force, c’est ce que cette conférence veut démontrer », a conclu le ministre Lacombe.

Mais au-delà des engagements, une question reste en suspens : cette mobilisation suffira-t-elle à faire vaciller l’hégémonie des plateformes globales ? La réponse se joue désormais dans les mois à venir, à la 46e Conférence ministérielle de l'OIF à Kigali à la fin de l’année, puis à Phnom Penh en 2026, où le prochain Sommet de la Francophonie pourrait être le théâtre de décisions plus musclées.

 

À la Francophonie maintenant d’agir.

À Québec, la prise de conscience a eu lieu : nos cultures, nos langues, nos savoirs doivent retrouver toute leur place dans l’univers numérique. Mais l’heure n’est plus aux constats. Il faut transformer les paroles en politiques, les engagements en outils, les idées en plateformes. La déclaration commune est un point de départ, pas une fin en soi. Aux États, aux gouvernements, aux artistes, aux chercheurs — et aux citoyens — de prendre le relais. Car c’est ensemble, par des actions concrètes et concertées, que la Francophonie pourra affirmer sa voix dans le monde numérique.

 

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