Ce mercredi 30 novembre, aux alentours de 6h du matin, Lakshmi, l'éléphante adorée des Pondichériens, est décédée des suites de ce qui paraît être une crise cardiaque pendant sa balade quotidienne dans les rues de Pondichéry.
Bonne nuit, Lakshmi
À Pondichéry, c'est un incontournable de la ville, une des top five activities, un passage obligé du touriste avide d'exotisme.
« Tu n'as pas encore vu l'éléphant ? », m'avait lancé un expat', affublé d'un petit catogan de cheveux grisonnants, sarouel de circonstance et chemise en lin délavée - l'attirail de celui qui cherche à se fondre dans la masse indienne malgré la couleur de sa peau et un effort un chouille trop visible pour être totalement naturel.
« Non, pas encore », avais-je répondu, mi-amusée, mi-écoeurée (par la question, pas par le sarouel). Cela n'empêchait pourtant pas ma curiosité d'être titillée, moi qui n'avait pas encore eu l'opportunité de voir de telles splendeurs lors de mes voyages.
Pourtant, quelque chose me dérangeait dans l'idée d'aller regarder, selfie-stick en main, un animal du monde sauvage enchaîné pour le bon plaisir de mes yeux d'étrangère dans un temple où je ne vénérais aucun dieu, au coeur d'une ville dont je ne comprenais pas les codes.
C'est en septembre, lors de Ganesha Chaturthi, la fête qui célèbre le dieu Ganesh à tête d'éléphant, que je me suis retrouvée, pour la première fois, nez-à-trompe avec la grande dame grise. Celle qu'on appelait Lakshmi - du nom de la déesse à quatre bras, symbole de prospérité, de splendeur et de fortune - arpentait une des artères principales de la ville, noyée dans un nuage de pollution, affublée de guirlandes colorées, peinturlurée de la tête aux pattes, suivie par un cortège joyeux et musical. Entourée par des dizaines de voitures et rickshaws bruyants qui dégageaient une fumée âpre et escortée par les locaux électrisés, l'éléphante semblait s'élever, au dessus du tumulte, majestueuse, impassible, hors du temps.
Manquant de me faire écrabouiller les orteils par les scooters en furie, je restais là, fascinée par la splendeur de l'animal dans sa robe grise et épaisse, se prêtant patiemment au jeu du selfie, levant la trompe au rythme du bâton de son maître dresseur.
Mais ce qui m’a frappée, sur ce bout de ce qui jadis avait été un trottoir, et qui ne ressemblait ce jour-là, qu’à une masse d’humains en fête, ce qui m’a frappé disais-je, était ses yeux. Les grands yeux cernés de Lakshmi pleuraient. Ils pleuraient à grosses gouttes, que le mahout (son gardien) essuyait aussi rapidement que possible, entre deux selfies et trois coups de bâton. « Elle pleure ? » avais-je demandé à l'amie qui m'accompagnait. Mon amie avait simplement hoché la tête, et elle aussi, pleurait à grosses gouttes devant ce spectacle terrible et magnifique.
Nous sommes vite parties, honteuses d'avoir assisté au spectacle d'une joie populaire qui n'avait pas de sens pour nous, occidentales. Honteuses aussi de cette tristesse que nous ressentions. Était-elle légitime ? Lakshmi pleurait-elle de tristesse ? De douleur ? Ou était-elle sujette à une simple allergie ? Il me semble que nous tentons toujours, à travers notre prisme anthropocentrique (i.e, qui fait de l'homme le centre du monde) de saisir l'émotion animale à travers notre propre émotion. Nous savons que les animaux ressentent des émotions, mais comment les interpréter réellement ?
Ni chercheuse, ni scientifique, je ne milite pas activement pour la protection des animaux et ne suis pas une fidèle du temple où Lakshmi se rendait chaque jour non plus.
Je m'interroge seulement sur la présence, dans nos environnements urbains, de ces bêtes qui nous fascinent, que nous souhaitons voir mais aussi protéger. Paradoxale, cette attraction-répulsion. Je m'interroge sur la place que l'on donne à ces bêtes et celle qu'on leur laisse. Je m'interroge sur les décisions que nous prenons pour elles et les choix que nous leur imposons. Je m'interroge également sur la protection que nous prétendons vouloir leur apporter et qui nous amène, une fois n'est pas coutume, à nous draper de notre manteau de surpuissance humaine.
Lakshmi est morte à 33 ans. Un éléphant d'Asie peut vivre jusqu'à 48 ans dans son milieu naturel. Elle était adorée des locaux, les photos de sa mort en témoignent.
Depuis 1995, alors qu'elle n'était âgée que de 5 ans, elle était emmenée par le mahout devant le temple Manukala Vinayagar à 16 heures sur le pas de la sainte porte, afin d'y bénir locaux et badauds de sa trompe. Son sourire, qui paraissait à l'oeil humain sincère et perpétuel, a fait la renommée de ce lieu sacré. De nombreuses familles avaient grandi « avec » elle, amenant leurs enfants voir l'éléphante et la considérant comme un membre de leur famille.
Mais l'association de défense des animaux PETA avait demandé à plusieurs reprises au Gouvernement de Pondichéry de transférer Lakshmi au sein d'une retraite de repos, après avoir été diagnostiquée diabétique et que son état de santé semblait se dégrader rapidement. Pourtant, les fidèles du temple continuaient d'assurer que l'éléphant était traité avec soin et amour.
À l'heure où la France débat de l'interdiction de la corrida, la mort de Lakshmi interroge notre sensibilité, notre volonté de « moraliser » et de fonder une éthique animale. Cette sensibilité, devenue source de valeur morale, doit-elle nier et « corriger » les rites religieux et les traditions locales ? Vaste sujet, vous avez quatre heures.
En attendant, bonne nuit, Lakshmi, et bon voyage. Il paraît qu'ici, on a plusieurs vies.