Éducatrice de formation et de nationalité belge, Aurélie Fischer a décidé, à un tournant de sa vie, de faire ce qu’elle aime le plus : photographier le monde. Suite à une rencontre, lors d’un de ses nombreux voyages en Asie, ses pas l’ont menée en Inde, à Auroville, où elle a travaillé pendant deux ans. Elle nous raconte son expérience dans cette cité utopique et expérimentale, fondée en 1968 par la Française Mira Alfassa, surnommé La Mère par Sri Aurobindo, dont elle était une disciple.
Lepetitjournal.com : Bonjour Aurélie ! Comment avez-vous entendu parler d’Auroville ?
Aurélie Fischer : C’était pendant un de mes voyages à Sumatra, en Indonésie. J’étais à la recherche de communautés, ça m’a toujours intéressée. Je rencontre alors un Indonésien qui me dit qu’il connaît une communauté dans la jungle. Je monte sur sa moto, on s’enfonce dans la jungle, puis on remonte une rivière à pied pendant presque une heure. Nous arrivons alors à une cabane, habitée par... deux personnes ! Une Française et un Indonésien. Je suis restée une semaine avec eux, et c’est eux qui m’ont parlé d’Auroville. Un couple avait vécu avec eux précédemment. Ils attendaient un enfant, et la jeune femme voulait aller accoucher à Auroville. Ils ont eu de la chance, car ils ont quitté la jungle dans ce but, juste avant les terribles inondations qui ont eu lieu cette année-là, ce qui les a sûrement sauvés.
Ensuite, je suis rentrée en Belgique pour un an, puis j’ai eu envie de repartir et de faire une formation de yoga. J’ai fait une recherche sur internet, et un centre de yoga à Auroville est apparu dans les résultats. Je les ai donc contactés. Une jeune femme m’a répondu, en français. Et voilà ! J’ai fait mes bagages, et je suis partie.
En réalité, ce centre de yoga n’était pas dans la communauté d’Auroville, mais sur un terrain proche appartenant à Auroville. Ils profitaient donc un peu du nom pour se faire de la pub !
J’y ai fait mon Yoga Teacher Training de deux mois, et j’ai rencontré des Aurovilliens, dont un avec qui je faisais de l’acroyoga (Ndlr : une discipline qui combine le yoga et la gymnastique acrobatique). Il m’a expliqué le fonctionnement de la communauté et m’a aidé à y trouver mon premier travail. Je suis rentrée chez moi, et j’ai fait toutes les démarches nécessaires.
En quoi consistent ces démarches pour entrer à Auroville ?
Pour entrer à Auroville, il faut d’abord être en contact avec un service qui s’appelle Entry Service. Ils aident les aspirants à trouver un emploi et un logement à l’intérieur d’Auroville. On obtient ensuite un visa d’entrée qui est spécifique pour les Aurovilliens. Les démarches sont différentes de celles du visa touristique ou de travail indien, et l’avantage, c’est que ce visa a une durée d’un an et peut être renouvelé.
Comment s’est passé votre arrivée à Auroville ?
J’ai trouvé un emploi d’éducatrice dans une école. L’école dans laquelle je travaillais accueille des enfants ayant besoin d’un enseignement spécialisé. C’était incroyable le travail qu’ils faisaient, mais j’avais envie d’autre chose. En travaillant six jours par semaine, j’avais l’impression de ne rien découvrir d’Auroville, alors j’ai eu tout de suite en tête de bouger.
En plus, mon logement était situé dans l’école, où j’étais toute seule le soir. Il y avait de fréquentes pannes d’électricité, la cuisine était ouverte et un arbre entrait dans la cuisine, et potentiellement des singes et d’autres animaux ! On m’avait dit qu’il y avait aussi des serpents et que si je ne faisais mordre, il fallait me coucher sur le sol et appeler une ambulance ! C’était peu rassurant et je n’étais pas trop prête pour ça. J’ai tenu bon pendant trois semaines, puis j’ai participé à l’intégration pour les nouveaux arrivants, et tout a changé !
J’ai pu rencontrer des nouveaux venus, comme moi. Des Volontaires (bénévoles), et des Newcomers (qui travaillent, ou qui comptent devenir Aurovilliens). À l’occasion de cette intégration et de la visite de la ville, j’ai réalisé que je pouvais être photographe pour l’Art Service de la Communauté. Ils n’avaient pas de logement à me proposer, contrairement à l’école.
Je suis arrivée à Auroville l’année des 50 ans de sa création, alors c’était un peu spécial. Il y avait beaucoup de monde, venu pour l’occasion. Il y avait peu de logements disponibles. Ils m’ont donné un numéro de téléphone, un contact qui avait peut-être un logement disponible dans une maison située en-dehors d’Auroville, dans un village. Je n’ai pas appelé tout de suite.
Une semaine plus tard, lors d’une activité avec les nouveaux arrivants, nous sommes allés à la plage d’Auroville. J’y rencontre un Indien et on s’entend bien tout de suite. On discute, j’apprends qu’il est aussi photographe, il me donne son numéro. Il s’appelle L.
Une semaine s’écoule encore, je le contacte, on passe une soirée ensemble, et il me dit que je peux aller habiter chez lui. Sur un coup de tête, je déménage, j’accepte le boulot à Art Service, et ce n’est que plus tard que j’apprendrai que son logement, c’était celui qu’Art Service me proposait ! Ça faisait plusieurs mois qu’il habitait là tout seul.
Comment s’est passé cette nouvelle étape ?
Je commence ma vie au village avec L. C’est difficile au début car je suis la seule étrangère et j’habite avec un Indien. Une des premières soirées, un Indien est venu nous menacer avec une hache, parce que cette situation lui était insupportable. Il n’a pas pu rentrer car la porte était cadenassée, mais il a fait un scandale devant la maison. Des villageois sont intervenus.
Et finalement, après avoir fait connaissance avec eux, j’ai été plus intégrée, mais il fallait respecter certaines règles. Ne pas montrer mes épaules ni mes genoux, et ne pas sortir seule tard le soir, parce que dans les villages, certains hommes boivent à l’extérieur, la nuit, et il y a des agressions et des viols.
La maison c’était compliquée aussi au début ! Il y avait des chauves-souris dans la salle de bain, c’était sale. La machine à laver tournait avec la porte ouverte, ce qui était plutôt drôle !
J’ai fait un grand nettoyage et puis ça a été mieux !
Ce qui était beau, c’était de vivre au milieu des traditions. Il y avait un temple à côté de chez nous. Tous les matins, c’était bruyant, il y avait des cloches, ils chantaient des mantras, mais c’était authentique au moins ! On pouvait obtenir un repas gratuit tous les matins. Les villageois faisaient des kolams, des sortes de mandalas, devant leur porte. Les kolams ont des significations bien précises. Si on sait les déchiffrer, on peut savoir que la famille est en deuil, par exemple.
Au village, c’était un peu le chaos, mais on était heureux ! Je ne comprenais pas Mister L, mais ça me faisait du bien de passer du temps avec lui. On partageait notre passion pour la photographie. Je ne parlais pas anglais au début, donc il a eu beaucoup de patience, et il m’a appris.
On était là, dans ce village, en pleine mousson, avec des pannes d’électricité, à s’éclairer à la bougie, pas d’internet, mais c’était le bonheur total !
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est Auroville, et comment vous avez perçu cet endroit ?
Auroville est une ville expérimentale qui veut créer le Surhomme. On n’y est pas encore, l’amélioration est constante, mais La Mère avait trouvé des techniques de yoga, de méditation, et en utilisant ces techniques, on peut arriver à développer des capacités qui sont en nous, mais qu’on n’utilise pas.
Pour ça, il y a le Matrimandir, un lieu de méditation qui consiste en une grosse boule dorée, certainement l’endroit le plus bizarre que j’ai vu de toute ma vie. Le silence y règne. On se croirait dans Star Trek ! On doit mettre des chaussettes blanches à l’entrée. La pureté du lieu doit être conservée. On arrive dans une pièce centrale, où on peut méditer et où un rayon de lumière descend et éclaire le sol.
Vu du ciel ça ressemble un peu à une galaxie, mais c’est très étendu. Par exemple, pour aller à la plage d’Auroville, il faut prendre la route, traverser des villages. Il y a environ 20 minutes de route en moto pour y arriver.
Auroville a un côté magique, ou alors c’était tout ce bonheur qui rendait les choses magiques. Une fois, je suis retournée à la plage avec Mister L, et on parlait de dauphins, on se disait qu’on aimerait bien aller à Goa pour en observer. Et puis, on lève la tête (il était 5-6 heures du matin), et dans l’eau, juste devant nous, il y avait une trentaine de dauphins ! C’était vraiment incroyable. Donc, moi j’étais à Auroville sans être à Auroville, mais j’y travaillais quand même, et j’avais le visa pour.
Les gens viennent pour différentes raisons à Auroville. Certains viennent vraiment pour méditer, pour se retrouver, pour le projet de la Mère et de Sri Aurobindo. Et d’autres viennent juste pour le visa, ou pour découvrir.
Au départ, j’étais intéressée par le projet expérimental de la communauté, mais finalement, j’ai plus été attirée par le côté indien, l’amour, l’exotisme, et aussi mon rêve de faire de la photographie mon métier. Pour ça, Auroville a été un appui, car dans le cadre de mon emploi à Art Service, je devais faire des reportages trois fois par semaine. Je devais photographier ou filmer des événements ou des artistes. Donc j’ai passé un cap dans mon rêve, de la photo amateur à la photo professionnelle.
À quoi ressemble la vie sur place ?
Auroville, c’est une grande forêt, on ne peut pas voir à quoi ça ressemble si on reste sur le chemin principal. Il faut prendre les petits chemins et se perdre pour découvrir les quartiers qui ont des jolis noms.
Dans certains quartiers, les maisons sont toutes semblables. Dans d’autres, les Aurovilliens ont laissé libre cours à leur imagination, et j’ai vu des maisons en forme de champignon, en forme d’œuf ! Elles ont été construites par des personnes autodidactes en architecture.
Auroville, c’est pas mal pour créer en liberté. On peut dire que chaque expérience y est différente. Il y a tellement de quartiers, d’habitants, d’emplois différents.
À Auroville, il n’y a pas de lieux de consommation d’alcool, et ça rend les rencontres un peu compliquées. Généralement, quand on arrive dans un endroit, on fait des rencontres dans les bars, qui servent de lieux de socialisation. Là, les maisons sont plutôt isolées. Il y a des événements, mais pendant les concerts, par exemple, tout le monde est assis sur des chaises, on ne parle pas trop les uns avec les autres. C’est le point difficile je dirais, faire des rencontres. On rencontre des gens par le travail, si on en a l’occasion.
Pas d’alcool, pas de drogue non plus. Ça a du bon aussi ! Certains Indiens peuvent être un peu hors limite avec les femmes occidentales, leur manquer de respect. Le fait de retirer l’alcool de cet environnement, c’est pas mal.
Il y a tout ce qu’il faut à Auroville. Il y a une boulangerie, ils font leur pain, leur chocolat. On peut manger toutes sortes de nourritures, italien, turc... On peut aussi accéder à différentes médecines, il y a beaucoup de centres pratiquant des techniques de soin variées, que je ne connaissais pas.
Par exemple, j’ai testé le Watsu (Ndlr : pour Water Shiatsu). Dans l’eau, quelqu’un vous masse, vous manipule et vous dirige, et on se sent comme un fœtus dans le ventre de la mère. C’est ce que j’ai ressenti !
On peut aussi se faire soigner par la médecine ayurvédique, et participer à des « schémas astro », pendant lesquels on recrée des scénarios de famille avec des acteurs. Je n’ai pas testé, mais apparemment c’est génial.
Il y a aussi des salles d’exposition, des lieux pour les concerts...
Les gens font un peu ce qu’ils veulent comme boulot. Moi, j’étais éducatrice à la base, et j’ai voulu faire photographe, et ça a été accepté. Il y a des gens qui se lancent comme architecte, comme dit plus haut. Chacun est assez libre dans ce domaine.
Mais, la communauté d’Auroville, je trouve que c’est le top pour les retraités, les familles. Les écoles sont super, les enfants sont toujours tous ensemble. Une fois qu’ils ont 16 ans, ils peuvent aller vivre ensemble dans un quartier réservé, avec des cabanes dans les arbres. Les enfants peuvent apprendre plusieurs langues, étant dans une ville cosmopolite, avec plein de nationalités différentes.
Pour les retraités, c’est calme, ils peuvent continuer à s’occuper, dans les jardins par exemple. Il y a beaucoup de personnes âgées, donc elles ne sont pas seules. Je trouve ça génial.
Pour les jeunes, c’est un peu plus dur. Il faudrait qu’il y ait plus de jeunes qui y aillent, mais ils n’ont pas toujours les moyens.
Quand on est Volontaire, il faut payer sa nourriture, son logement, sauf cas spécifiques. Quant aux Newcomers, tous n’ont pas une activité sur place, un salaire. Tout le monde doit payer sa taxe pour vivre à Auroville, et même quand on y travaille, les salaires ne sont pas énormes. Donc sans argent de côté, c’est compliqué.
Comment se passent les relations entre les nouveaux venus et les résidents ?
Ce qui est un peu particulier à Auroville, c’est qu’il est difficile de rencontrer les habitants. On avait créé des liens avec les Volontaires, car on venait tous d’arriver, c’était facile. Avec les gens qui sont là depuis longtemps, c’est plus difficile. Mais je pense qu’ils en ont un peu marre de toujours répondre aux mêmes questions sur la communauté. C’est une ville qui bouge beaucoup, avec toujours de nouveaux arrivants, des gens qui partent, donc ils sont sûrement lassés. Il faut toujours tout réexpliquer...
C’est aussi difficile pour eux de s’attacher à des personnes qui sont là pour un an ou deux, qui sont de passage. Donc ils préfèrent rester avec les gens qui sont là depuis longtemps. Une Aurovillienne m’a dit aussi qu’ils se sentaient différents. Certains sont nés à Auroville, mais ils ne sont pas indiens, pas français, et donc ils sont en décalage par rapport à l’extérieur de la communauté. Pour certaines personnes, ça peut poser un problème d’identité.
J’ai aussi remarqué que les gens ne sont pas vraiment amis, ou meilleurs amis, moi je n’en ai pas croisés. Tout le monde se parle, tout le monde s’entraide, mais ça s’arrête un peu là.
Par contre, l’entraide existe vraiment.
Un exemple frappant est arrivé après mon départ d’Auroville, peu après le début de la pandémie (Ndlr : de Covid-19, en 2020). Au Cambodge, je suis restée seule dans un village khmer, et j’ai parlé à un ami aurovillien, qui m’a informée qu’Auroville avait mis en place un système de soutien psychologique en ligne. Une psychologue m’a appelée pour me demander si j’allais bien. Je n’ai pas vraiment eu l’envie de poursuivre les échanges à ce moment-là, mais en tout cas, je recevais de l’aide d’Auroville après être partie, bien que je ne sois pas aurovillienne, et gratuitement.
Auroville c’est aussi un grand village avec ses ragots ! Quelqu’un fait quelque chose, et deux jours après tout le monde est au courant ! Tout le monde se connaît, donc les infos font vite le tour.
Y étant restée aussi longtemps, j’ai quand même créé des liens forts avec les Aurovilliens, c’est juste que ça prend du temps. Quand on arrive, ça se voit qu’on ne vient pas de là, on a une attitude de touriste, et ça n’intéresse pas les Aurovilliens, ce que je peux comprendre.
Comment les Aurovilliens interagissent-ils avec les Indiens ?
Auroville c’est en Inde, mais on est dans un cocon. La cité est entourée de villages pauvres. En bordure d’Auroville, on rencontre des intouchables qui sont dans la galère, et puis on trouve les Aurovilliens qui vivent dans leur bulle. Certes, ils ne peuvent pas aider tout le monde, mais le contraste est là.
À Auroville, on célèbre aussi les traditions locales : Pongal, Kartika Purnima...
Et professionnellement, comment ça s’est passé ?
L’équipe d’Art Service a vraiment été super. Ils étaient toujours présents, toujours disponibles pour résoudre tout problème. Tous les vendredis, on avait rendez-vous avec toute l’équipe, et chacun racontait sa semaine. Ils m’encourageaient à faire plein de photos, trois fois par semaine, en tant que reporter, et le reste du temps, j’étais libre de travailler des aspects plus artistiques de la photographie.
À un moment donné, à Auroville, j’ai vécu un événement pas facile à gérer, et ça a été un peu miraculeux. Le jour où je n’allais vraiment pas bien et où je songeais vraiment à rentrer, un ami m’a parlé d’une formation de six semaines sur la vie en communauté. Nous étions un groupe d’une vingtaine de personnes, et on a reçu des cours très variés, sur tous les aspects de la vie en communauté. L’économie, la construction de maisons en terre, faire de ruches... Au début il y avait beaucoup d’intervenants, puis notre groupe est devenu de plus en plus autogéré. Et après ça, ça a été vraiment incroyable, cette formation m’a donné beaucoup de force mentale. Je suis rentrée en Belgique, j’ai contacté une chaîne de télévision, je me suis fait interviewer, j’ai vendu plein de photos, j’ai monté une association, Aké ASBL qui vendait des calendriers, au profit des intouchables et des habitants les plus démunis autour de Pondichéry. On a arrêté cette année, car c’était beaucoup de travail administratif, mais ça a été une belle réussite.
Cette formation était gratuite. Normalement, elle coûte environ 2000 dollars. Ils nous ont proposé de trouver des moyens de subvention suite à la formation, pour qu’un autre groupe après nous puisse aussi avoir l’opportunité de bénéficier de la formation, et je pense qu’on a réussi ! C’est un programme du GEN (Global Ecovillage Network), qui travaille avec Auroville. Le GEN est présent dans plusieurs pays.
Dans ces villages aux alentours, j’ai vraiment eu un gros coup de cœur pour les gypsies. L’Art Service a accepté de parler d’eux dans un magazine qu’ils publient une fois par an, le MAgzAV. Par la suite, j’ai appris que d’autres gens à Auroville avaient commencé à s’intéresser à eux et à les aider. Donc Auroville n’est pas fermée au changement, les choses sont imparfaites, mais elles vont en s’améliorant, avec chaque initiative lancée par les Aurovilliens.
Retrouvez les photos d'Aurélie Fischer sur son compte Instagram ake_photographie et sur son site Ake photography.