L'an dernier, elles étaient 33. L'été se termine et le Cambodge compte déjà 30 victimes d'attaques à l'acide depuis le début de l'année. Un chiffre insoutenable. Tel l'acide qui ronge la peau, ce chiffre ronge le pays. Un fléau contre lequel se bat Cambodian Acid Survivors Charity
Le Cambodge est un des pays au monde qui compte le plus de victimes de vitriolage. Ces dernières semaines, deux attaques ont eu lieu, à quelques jours d'intervalle. La première a fait deux victimes dans la banlieue de Phnom Penh, des ouvriers qui se rendaient à leur travail, tandis que la seconde en a fait huit, à la sortie d'une usine. Ce qui porte le nombre de victimes à 30 depuis le début de l'année. L'an dernier, on en a dénombré 33.
Une augmentation inquiétante, mais prévisible selon Sophea Chhun Chenda, responsable des relations publiques de l'association Cambodian Acid Survivors Charity (CASC), qui prend en charge les victimes de vitriolages. "Dans les deux cas, aucun suspect n'a été arrêté. Tant que les agresseurs ne seront pas punis, ils continueront." Certaines associations vont même jusqu'à affirmer qu'à ce jour, seule une quinzaine de personnes ont été poursuivies pour de telles agressions.
Un acte d'ailleurs non reconnu comme tel par la justice, car ici, l'acide n'est pas considéré comme une arme. Une aberration pour Sophea : "Comme l'acide, les armes à feu ou les couteaux peuvent tuer, mais elle peuvent aussi provoquer de petites blessures. Alors que dans le cas de l'acide, les séquelles sont très lourdes et inévitables." En effet, l'acide est toujours projeté vers le visage, ou du moins sur la partie supérieure du corps, l'objectif des agresseurs étant de défigurer. Outre les cicatrices des brûlures, certaines victimes deviennent aveugles, perdent leur bouche, leurs oreilles, leur nez ou même leur poitrine pour les femmes.
Retrouver sa dignité
Sans visage, les victimes perdent leur identité d'être humain, leur dignité. Et c'est justement dans le but de la leur redonner que la CASC a vu le jour. Hôpitaux aux soins défaillants, abandon par les familles honteuses, ces survivants sont rejetés par cette société à laquelle ils n'appartiennent plus désormais. Cette association prend alors en charge ces victimes dont personne ne veut. A Phnom Penh, mais aussi dans les campagnes. Régulièrement, une équipe part dans les villages recueillir les victimes pour les soigner. Au centre de prise en charge des "survivants de l'acide", comme on les surnomme là-bas, les victimes réapprennent à vivre. Toutes les conditions sont réunies pour leur redonner goût à la vie. Dans la banlieue de Phnom Penh, à la campagne, cette grande maison accueille des dizaines de victimes, jusqu'à ce qu'elles puissent retrouver une vie digne.
La dignité, encore et toujours, vitale. Elle commence par des opérations chirurgicales, financées par l'association. Les médecins, cambodgiens mais aussi étrangers, essaient de redonner un aspect humain à ces victimes réduites à l'état de fantômes. Médecin au CASC, Lairapo explique : "Souvent, plus d'une dizaine d'interventions sont nécessaires, avec à chaque fois, une mutilation, inévitable, car la peau greffée est prélevée sur la peau saine restante des patients." Quand c'est encore possible. Monica, une fillette brûlée à 80% à l'âge de deux ans, doit attendre quelques années avant d'être soignée, le temps de grandir et d'avoir suffisamment de peau saine.
Mais outre l'esthétique, le centre travaille sur l'image et l'estime de soi. Chorale, élevage de poissons, crochet, jardinage, autant d'activités menées par les animateurs pour leur redonner confiance en eux, confiance en la vie. Ziad, libano-australien de 24 ans, organise cette micro-société : "Il est important pour eux d'avoir des activités, adaptées à leur handicap, pour qu'ils se rendent compte que s'il n'est pas possible de retrouver leur vie d'avant, ils peuvent malgré tout s'en rapprocher."
Leur vie d'avant, un souvenir si douloureux pour certains qu'ils préfèrent le renier, en se suicidant ou en vivant cloîtré. C'est le cas de Trim, 30 ans. Un krama sur le visage, la jeune femme dissimule à tous, même aux autres victimes, son visage. Brûlée à l'âge de 19 ans, elle a déjà subi une quinzaine d'opérations, mais reste incapable de manger normalement, a perdu la vue, une de ses oreilles et un sein. Avec l'autre, elle allaite Naomi, 14 mois, qu'elle a eu avec une victime de vitriolage. Une manière pour elle de continuer à vivre. "Si je n'étais pas mère, je me suiciderais. Maintenant, j'ai une raison de continuer à me battre" explique-t-elle.
Se battre contre l'injustice. Trim a été brûlée parce que son commerce marchait trop bien. Coiffeuse, elle était populaire dans son quartier. Le commerçant voisin, jaloux, a alors décidé de la brûler. Comme ça, lors d'une crise de jalousie. "Je ne comprends toujours pas son geste, c'est tellement injuste ! Il s'est enfui et n'a jamais été puni." Cette colère, elle apprend à vivre avec, avec les autres victimes. "Il faut en parler, il faut que les gens se rendent compte." Alors, elle enlève son foulard. Trim n'a plus de visage. C'est insoutenable. C'est certainement à ce moment-là qu'on réalise dans toute sa dimension la violence de l'acide. "Je ne sais même pas à quoi je ressemble, mais il ne vaut mieux pas" souffle-t-elle. Naomi pleure, Trim se met à chanter une berceuse.
Des idées reçues encore vivaces
C'est Bunnarith, 39 ans, qui est au piano. Son histoire peut paraître étonnante, mais elle est malheureusement banale. C'est sa femme qui lui a jeté de l'acide au visage, "parce qu'elle trouvait que je sortais trop le soir" explique-t-il. Aujourd'hui, Bunnarith est avocat à CASC et sa femme, cuisinière... au CASC ! "Je n'ai pas porté plainte contre elle, je lui ai pardonné. Elle s'en veut énormément, elle ne savait pas que c'était si dangereux, et elle s'est aussi brûlée en m'attaquant. Je suis ici depuis un an, et je suis heureux. Je dirige la chorale et je suis même passé à la radio et à la télé !" Son seul regret, ne pas pouvoir se voir. Malgré sept opérations, il est devenu aveugle.
Sa femme, elle, a eu du mal à être acceptée par les autres victimes. Elle assure avoir voulu lui donner une bonne leçon, sans connaître la dangerosité du produit. L'ignorance est d'ailleurs la cause de nombreuses attaques. "L'acide peut s'acheter n'importe où, et ne coûte presque rien, environ un dollar. Sur les bouteilles, il n'y a aucun avertissement. C'est liquide et ça ressemble à de l'eau donc des gens le boivent par erreur. Du coup, il y a énormément d'accidents. Nous essayons d'éviter ça avec des campagnes d'information, mais ça prendra du temps" soupire Sophea.
Une législation défaillante
La cause des attaques est elle aussi l'objet de beaucoup d'ignorance, voire de clichés, même si la majorité de l'opinion publique se désole de ces actes. "Si on les attaque, c'est qu'elles le méritent ou qu'elles ont trompé leur conjoint" entend-on encore à propos des victimes, et des femmes notamment. Mais hommes, femmes, enfants, toutes catégories sociales confondues, les attaques à l'acide touchent tout le monde. Pour des raisons qui n'en sont pas : dettes, colère, jalousie, sans compter les accidents et les victimes collatérales d'une attaque visant quelqu'un d'autre. Quant au triangle amoureux homme-femme-amant/maîtresse, il ne concerne que 13% des cas ! "Beaucoup ne savent jamais pourquoi ils ont été vitriolés, car une attaque peut intervenir des mois ou des années après un différend. Les gens doivent apprendre à gérer leur colère. Mais tant que les agresseurs ne seront pas poursuivis, les gens penseront qu'ils ont le droit de continuer et que c'est normal. Pire, ça peut même donner des idées à certains", s'inquiète Sophea.
Changer la législation, c'est le souhait de toutes les victimes. "Il faut réguler la vente de l'acide, en exigeant un permis pour en acheter ou en vendre, car c'est une arme." Et si un texte de loi est en préparation, Sophea ne désarme pas. "Il faudra se battre pour son application, car si le texte passe, c'est tout une société économique qui va s'effondrer." Autre requête, et même projet de loi, celle d'instaurer des peines de prison plus dures pour les agresseurs. "Rares sont ceux qui sont punis, et au pire, s'ils ont tué leur victime à l'acide, les agresseurs prendront trois ou quatre ans de prison, tandis que les victimes prennent pour la vie !", s'insurge Sophea. Un texte qui soulève l'espoir. Mais d'abord prévu pour le nouvel an khmer, son vote a été repoussé à la fin de l'année. Et l'espoir avec.
Anna Villechenon (www.lepetitjournal.com/cambodge.html) lundi 13 septembre 2010
Plus d'informations sur le www.thecasc.org
Retrouvez demain le portrait de Sophea Chhun Chenda