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KHMERS ROUGES – Quand les femmes osent enfin parler

Écrit par Lepetitjournal Cambodge
Publié le 13 décembre 2011, mis à jour le 5 janvier 2018

Le procès mené par les Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens (CETC) n'est pas exhaustif : certains des crimes perpétrés par les Khmers Rouges semblent donc voués à rester dans le silence. Les femmes ont osé le briser la semaine dernière.

 

Naeth Savoen témoigne devant une assemblée recueillie. (Crédits photos : Julien Roumy, Bophana Center)

Le Cambodian Defender's Project (CDP), une organisation d'aide légale aux plus démunis, avait organisé la semaine dernière deux journées de sensibilisation au sort des femmes sous le régime de Pol Pot. Les exactions commises à leur encontre ont en effet été nombreuses, sans que ce sujet si particulier ne soit aujourd'hui beaucoup évoqué. C'est pour lutter contre le silence qui entoure la question des crimes sexuels perpétrés sous le régime des Khmers Rouges que le CDP avait invité certaines femmes à témoigner. Les crimes sexuels ne figurent effectivement pas dans les chefs d'accusation retenus dans l'ordonnance de clôture du cas 002.

Projecteurs sur un silence de trente années
La journée de jeudi dernier a donc été l'occasion pour deux femmes de briser le silence pour la première fois, trente ans environ après les faits. La première s'appelle Neth Savoen, elle est aujourd'hui âgée de 51 ans. Sous l'ère khmère rouge, elle est envoyée dans la province de Pursat. Le groupe de 6 personnes avec lequel elle vit reçoit 1 kilo de riz par jour, alors qu'elle est affectée au transport de sacs de sel. Elle raconte son drame d'une voix posée, qui s'entrecoupe de sanglots au fur et à mesure qu'elle revit son clavaire : "C'était la pleine lune, on voyait très clair. Les Khmers Rouges nous ont emmenées jusqu'à un endroit, on nous a fait attendre en ligne dans la jungle. Nous étions 30 femmes. Ils ont arraché les vêtements de chacune, ils les ont frappées et violées. Il y avait deux ou trois hommes par femme. Après, ils les ont égorgées. J'étais la dernière. J'ai été frappée avec une machette, ils m'ont arraché mes vêtements et ils m'ont attachée, ils m'ont violée. Ils ont utilisé leurs couteaux : j'ai été coupée [en plusieurs endroits de son corps]. Ensuite, j'ai perdu conscience." Lorsqu'elle se réveille, Neth Savoen se trouve dans le charnier où les corps des 29 femmes précédentes se trouvent. Quand ensuite elle retrouve sa mère, sa seule idée est qu'elle doit fuir afin de ne pas lui attirer de problèmes. Si elle a accepté de témoigner aujourd'hui, c'est parce qu'elle espère ainsi se libérer un peu de sa souffrance.

Leang Korn a ensuite témoigné de l'ostracisation dont les femmes victimes de viol sont victimes. (Crédits photos : Julien Roumy, Bophana Center)

Réputation et honneur de la famille

Un deuxième témoigne s'ensuit : celui de Leang Korn, qui a aujourd'hui 59 ans. Elle aussi forcée de travailler, elle est trop faible pour les tâches demandées et dépérit. Son enfant décède. Elle est tout d'abord témoin d'un viol avant d'en être victime. "Ils étaient trois ou quatre, ils ont dit "ne regarde pas nos visages", ils étaient très jeunes : le plus âgé devait avoir 15 ans. (...) Quand je suis revenue à moi, je ne portais plus mes vêtements. Je suis retournée d'où je venais. Je ne voulais pas que les gens me voient : j'avais peur qu'on me viole à nouveau." Et cela arrivera. Lorsqu'elle arrive à rejoindre le village de ses parents et qu'elle se découvre enceinte, elle est ostracisée et son père la rejette : "Si ça t'est arrivé, pourquoi est ce que tu n'es pas déjà morte ? Si tu savais que tu étais enceinte, pourquoi n'es tu pas partie ?", lui lance t-il. Et le drame se poursuit : son enfant meurt 7 jours après l'accouchement et elle attrape une infection. Après une ablation de l'utérus, elle est sauvée in extremis : "Je ne voulais plus vivre. Je pensais à l'opinion de mes parents. Ma réputation était finie."
Leang Korn n'est jamais retournée dans son village, située dans la province de Kampot. Elle n'a jamais pu vivre à nouveau avec sa famille ni trouvé le courage d'annoncer la mort de son frère, dans la prison de S21, à ses parents. Elle conclut son témoignage : "Si la loi m'autorise à les tuer, je le ferai, j'en suis capable."

La rencontre qui s'est étendue sur deux jours a ainsi permis à des femmes de raconter ce à quoi elles ont survécu. Une occasion pour elles de s'entendre dire, par des femmes cambodgiennes mais aussi coréennes et mexicaines, à quel point leur démarche est courageuse. Les organisateurs n'ont en effet pas hésité à battre en brèche des idées malheureusement trop souvent répandues : "Vous êtes victimes et non coupable. Ce sont ces hommes qui ont commis des crimes envers vous qui sont les coupables. Vous n'avez rien fait de mal, et vous ne devriez jamais avoir honte de vous-même. Ce sont les Khmers Rouges qui devraient êtres punis. Vous êtes une personne de très haute réputation." A ces mots, Leang Korn pleure de plus belle. C'est du regard de la société davantage encore que les actes commis contre elles dont on souffert ces femmes. Le CDP a décidé de participer à l'évolution des mentalités sur ce sujet. Au travers de cette journée, une stratégie de réparation de l'estime de soi est ainsi conduite. Des psychologues étaient présents pour aider à la fois ces femmes et l'ensemble de l'assistance.

La CETC face à la question des crimes sexuels

En se tenant devant un pupitre, interrogées par une personne de confiance et devant 3 caméras, ces femmes n'ont eu droit qu'à une parodie de justice. Le CDP leur a offert un espace de parole durant deux journées, mais la prise en compte par la justice internationale de ces crimes paraît très peu probable à l'heure actuelle. Silke Studzinski, avocate de certaines parties civiles à la CETC, a proposé des éléments d'explication à cette situation. Le code pénal cambodgien de 1956 n'offre pas aujourd'hui les outils juridiques pour condamner ces actes : les crimes commis sont trop anciens pour pouvoir être jugés sous la juridiction nationale. La CETC a aujourd'hui la capacité de punir des crimes à la fois nationaux et internationaux, mais il faudrait alors que les crimes sexuels soient considérés comme une forme de torture. Il aurait été possible de les catégoriser ainsi, mais les co-procureurs de la CETC en ont décidé autrement : il a été convenu que le viol et les crimes sexuels ne seraient pas considérés ici comme une forme de torture. Le principe de légalité joue également son rôle ici : le viol n'était pas considéré comme un crime à l'époque des Khmers Rouges. Ceux-ci ne peuvent donc pas être condamnés a posteriori.

Si au niveau international, le viol est considéré comme un crime contre l'humanité ?et est par conséquent imprescriptible, la CETC a décidé que le principe de légalité s'appliquerait. Une autre question complexe est également de savoir si les accusés du cas 002 pourraient être tenus responsables de ces crimes. Ont-ils donné des ordres dans ce sens ? Savaient-ils que de telles exactions étaient commises ? La stratégie de déshumanisation de l'ennemi et l'éclatement de la cellule familiale chères au régime Khmer Rouge pourrait avoir joué un rôle de première importance pour la question des crimes sexuels. Aujourd'hui, selon Silke Studzinski, la CETC a les moyens juridiques de reconsidérer ces crimes et de les recatégoriser afin qu'ils deviennent condamnables.

Laure Delacloche (www.lepetitjournal.com/cambodge) Mardi 13 décembre 2011

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Publié le 13 décembre 2011, mis à jour le 5 janvier 2018

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