Cette semaine, notre rédaction est allée à la rencontre de Maria Span, professeure en anthropologie à l'Université Lucian Blaga de Sibiu. Son ouvrage "Ethnoesthétique d'un village de Transylvanie..." paru aux éditions l'Harmattan, nous fait découvrir l'histoire et la symbolique des costumes traditionnels de cette région.
Grégory Rateau: Pourquoi vous êtes-vous particulièrement intéressée à ce village, Gura Râului ?
Maria Span: Parce que c’est l’endroit où j’ai vécu les neuf premières années de ma vie, mon père y étant prêtre orthodoxe. A Gura Râului, les gens portent encore leur sobre costume traditionnel, costume en noir et blanc (caractéristique de la région de Mărginimea Sibiului) sur lequel, dès mon enfance, je voulais en savoir plus. Le costume de Gura Râului est le plus simple de cette région. Ainsi, je voulais mieux connaître les villageois, comprendre ce qu’ils voulaient transmettre à travers leur costume traditionnel.
Il y a-t-il encore d'autres endroits en Transylvanie où les habitants portent au quotidien des costumes traditionnels ?
Le costume traditionnel n’est plus porté au quotidien, mais il est encore porté, dans différents villages de Transylvanie, les dimanches et lors des grandes fêtes. De nos jours, on organise même des événements pour promouvoir l’idée de porter le costume traditionnel. Par exemple, La fête du costume roumain à Gura Râului, initiée en 2008, se veut être une impulsion pour tous les villageois à s’habiller en costume traditionnel le premier dimanche après l'Assomption.
Trouvez-vous que le port du costume populaire et les traditions en général, sont mieux préservés en Transylvanie qu'ailleurs en Roumanie ? Si oui, pourquoi ?
Vu que la Transylvanie a été longtemps sous domination étrangère, ses habitants ont toujours essayé de garder leur identité – leur langue d’origine latine, leur foi orthodoxe, leurs traditions, y compris leur costume traditionnel. D’ailleurs, le terme utilisé souvent en Transylvanie pour parler du costume traditionnel est "haine româneşti" (en traduction, « vêtements roumains »), à la différence des "haine nemţeşti" (en traduction « vêtements allemands ») qui désignent les pièces qui n’appartiennent pas au costume traditionnel.
Prenons l’exemple du costume de la région de Sibiu. Il n’a pas été toujours en noir et blanc. L’élimination des traces de couleur de ce costume a été faite par l’Association ASTRA, à la fin du XIXe siècle - début du XXe siècle, car elle voulait créer un costume national, comme une forme d'affirmation de l'identité roumaine dans un espace multiethnique et multiculturel, comme celui de la Transylvanie. Les membres de l’Association ont pris pour étalon le beau costume de la ville de Săliște qu’ils ont « restructuré » – ils en ont éliminé les couleurs, car un tel costume aurait été plus facile à adopter par un plus grand nombre de Roumains, compte tenu des coûts. En effet, ce costume n’a été finalement adopté que dans la région de Mărginimea Sibiului. Même si, à travers le temps, il y a eu bien sûr des éléments étrangers qui ont influencé le costume traditionnel roumain, ces influences n’ont pas été majeures.
Parlez-nous de la symbolique du costume traditionnel dans cette région.
Les deux non-couleurs – le blanc et le noir – de ce costume traditionnel expriment la sobriété, le caractère des gens de cette région de montagne, la simplicité, la décence. En plus, le costume transmet différents messages. Par exemple, si la chemise roumaine, ie, se ferme latéralement, cela veut dire que la femme qui la porte est mariée (autrement elle se ferme devant) ; s’il y a plusieurs rangées verticales noires sur la poitrine de la ie (appelés cheiţe), cela signifie que la femme est riche.
Adina Nanu, le plus grand spécialiste roumain de l’histoire du costume, suggère une hypothèse selon laquelle ces rayures noires dans le costume de Mărginimea Sibiului auraient pu être une influence d’un costume renaissant occidental à la mode (voir les tableaux Autoportrait d’Albrecht Dürer et François Ier, roi de France de Jean Clouet). Dürer – peintre allemand – porte un vêtement au contraste noir et blanc, les rayures bien mises en valeur. Une telle mode aurait pu atteindre la Transylvanie grâce aux Saxons qui auraient pu avoir accès à des informations liées aux détails des vêtements allemands de la Renaissance, car ils gardaient leur contact avec l’Occident.
La plupart des broderies des vêtements roumains présentent le point de croix et des signes apotropaïques (protecteurs), car le costume est comme une armure spirituelle. On croit que les jours des fêtes religieuses, les cieux s’ouvrent et les bons et les mauvais esprits circulent dans le monde. Par conséquent, il est bien qu’ils soient protégés. En plus, le costume traditionnel que les gens portent les dimanches est aussi leur costume d’enterrement.
La blouse roumaine a inspiré de grands couturiers à l'international. Comment expliquez-vous ce succès et que pensez-vous du mouvement "Give credit" qui lutte contre ceux qui s'approprient des éléments vestimentaires d'autres cultures sans citer leurs sources ?
Bien sûr, l’idéal serait que la source soit mentionnée, mais, sur le terrain, j’ai constaté la chose suivante. La communication par l’image à travers un costume traditionnel est porteuse de significations plus riches et plus profondes que celles d’un simple habit ou d’un habit « commercial ». C’est pour cela qu’une blouse traditionnelle inspire un créateur de mode. Dans la communauté traditionnelle, le costume traditionnel est perçu comme quelque chose lié à l'intimité familiale et il est hérité de génération en génération. Le costume définit la personne qui le crée. Tout est fait avec ses mains et avec son âme, avec le naturel et la simplicité de l'homme du village, avec ses joies, ses peines et sa foi. Il reflète certains des principes et des valeurs des habitants. Tout cela peut être lu sur le costume et surtout sur la ie qui, par conséquent, grâce aussi à son unicité, est, de toute manière, plus qu’une pièce haute couture.
Traditionnellement, les blouses roumaines ne sont pas faites pour être vendues – car elles sont inestimables –, mais pour être portées par celles qui les cousent ou pour être offertes à leur belle-mère et marraine le jour de leur mariage.
Y a-t-il aujourd'hui de jeunes artisans capables de coudre et de fabriquer ces costumes traditionnels ?
A ce que je sais, il y a encore des artisans plus âgés qui fabriquent des éléments de costume et il y a de plus en plus de jeunes qui découvrent la beauté et la valeur du costume traditionnel et veulent apprendre ce métier. De tels jeunes artisans peuvent être rencontrés à l’olympiade des petits artisans (l’Olympiade « Métiers Artistiques Traditionnels ») qui se déroule chaque année au Musée en plein air ASTRA de Sibiu.
Quel regard portez-vous sur la Roumanie d'aujourd'hui ?
Il est important que la Roumanie et les Roumains valorisent davantage leur patrimoine culturel, que les Roumains redécouvrent leurs racines, leurs valeurs traditionnelles. Dans le monde contemporain qui devient de plus en plus compliqué, l’héritage culturel traditionnel est une impulsion à la simplicité, à la normalité.
Vous avez vécu en France pour une période de temps. Qu'est-ce qui vous a manqué le plus dans votre culture ?
Surtout des choses liées au patrimoine immatériel, notamment les jours de fêtes et leurs traditions.