Édition internationale
Radio les français dans le monde
--:--
--:--
  • 0
  • 1

ANA DUMITRESCU - Filmer pour se souvenir et raconter le temps présent

Ana Dumitrescu documentaire France RoumanieAna Dumitrescu documentaire France Roumanie
© Joana / Jules et Films
Écrit par Grégory Rateau
Publié le 8 avril 2019, mis à jour le 8 avril 2019

Notre rédaction est allée à la rencontre d'Ana Dumitrescu, une documentariste franco-roumaine qui, depuis plusieurs années, explore la Roumanie et ses racines. Son dernier film "Licu" raconte la vie d’un homme de 92 ans qui a tout vécu : la paix, la guerre, le communisme, la révolution et l’après-révolution. Un récit onirique sur l'histoire et le temps qui passe. Le documentaire était nommé il y a peu dans la catégorie « Meilleur documentaire » pour les GOPO 2019, les Césars roumains...

 
 
 
 
 
 
Grégory Rateau: Votre documentaire retrace une partie de l'histoire de la Roumanie à travers le récit de la vie d'un vieil homme de 92 ans. Pourquoi avoir choisi ce sujet?  

 
Ana Dumitrescu: « Licu » n’est pas un film historique. Comme l’a justement signalé un critique de cinéma, il y a des erreurs historiques (pacte Ribentrof-Molotov pour exemple). C’est plutôt un film sur ce qui nous reste en fin de vie. Une vision doublement subjective. En premier, mon regard est subjectif car je n’ai pas cherché LA vérité. J’ai cherché à savoir ce qui nous restait alors qu’on a presque terminé son chemin de vie. Et puis c'est surtout son regard à lui qui m'intéresse. Sa mémoire a beaucoup trié et il en reste une jolie histoire. Bien entendu la réalité n’est pas rose. Comme dans tous les couples, ou presque tous, sa relation a subi quelques coups de canifs. Il a été un père absent pour son fils et sans être quelqu’un de la Securitate ni du parti, il s’est bien faufilé dans le système. Donc c’est un film poétique à regarder comme tous les films. Le cinéma, même documentaire, c’est aussi et avant tout du cinéma. Sinon j’ai trouvé que Licu est un sacré personnage. Il reste un peu hors du commun, sa maison est un musée et cela m’a donné envie de faire un huis-clos. Un pari risqué mais je pense que je l'ai gagné.
 
 
 
 

Quel accueil le film a-t-il reçu en Roumanie?  

 
Un très bon accueil mais on a occulté d’une part le côté politique du film et d’autre part on a créé un personnage, celui du grand-père idéal. Pour moi c’est un peu un déni de mon propos. Pour la note politique, Licu est un spectateur d’Antena 3 (on le voit dans le film) et un électeur d’un parti contesté. On aurait pu avoir des débats intéressants sur cette fissure politique qui aujourd’hui segmente le pays. En gros je pense que, d’une certaine façon, on est passé à côté du film alors même que le film a eu d'excellents retours. C’est un peu le paradoxe. On aurait pu aussi justement parler du statut des personnes âgées vivant seules ou de la mémoire. Bref pour un film sorti l’année du centenaire, le débat est resté très pauvre et décevant selon moi. 
 
 

 

L'oralité est très importante en Roumanie. Est-ce pour cette raison que vous avez choisi de laisser cet homme nous raconter son histoire face caméra?

 
J’ai toujours été passionné par les histoires dites par les « vieux ». J’aime ce côté romancé d’une époque révolue. Je suis une enfant de « vieux », mon père m’a eue à 42 ans. Son père à lui (mon grand-père) l’a eu à 48 ans. Mon grand-père est né en 1889... Je pense que l’origine vient de là.
 
 
 
 
Ce film aborde aussi la thématique de la mémoire. Le travail de mémoire est-il suffisamment fait selon vous en Roumanie? 
 
 
J’ai grandi en France et j’ai vraiment découvert la Roumanie ces dernières années. Je pense que le cinéma documentaire se développe de plus en plus mais on est un peu aux débuts de l’aventure. Sinon, de manière globale, je pense que la Roumanie a un problème avec sa mémoire et tend à fantasmer et à idéaliser la période entre les deux guerres. On est dans le paradis perdu de Cioran ou la Madeleine de Proust, cet eden imaginaire qu’on recherche à tout prix. 
 
 
© Ana Dumitrescu
© Ana Dumitrescu

 

Pensez-vous que votre film peut contribuer à endiguer le fossé générationnel que l'on peut constater en Roumanie?
 
 
A vrai dire je n’y ai jamais pensé et je trouve que le fossé n’est pas si énorme. Surtout à la campagne. Les jeunes me semblent parfois assez... réacs!
 
 
 

L'homme dit une chose bouleversante à la fin du film en se regardant sur l'écran de votre ordinateur : "Je suis une âme perdue dans le néant". Comment interprétez-vous cette phrase?

 
Avant le film, il était assez seule. Cette phrase symbolise cette solitude à mon sens. Le film lui a donné une nouvelle jeunesse. A tel point qu’il s’est auto-surnommé "Licu l’immortel". 
 
 
 

Vous avez déclaré dans une interview qu'en France vous étiez une personne normale alors qu en Roumanie vous étiez plutôt une extraterrestre. Pouvez-vous nous expliquer ce rapport a votre identité?  


Je suis athée, libre dans ma vie, dans ma sexualité, sans tabou, grande gueule à la française. En France on a de tout y compris des modèles comme moi. En Roumanie c’est quelque chose d’assez inhabituel. Je crois que ce qui les choque le plus c’est que je sois athée. Ça c’est limite impardonnable. En gros je suis immorale et de petite vertu selon le schéma roumain actuel ou celui français du XIXeme siècle, au choix. Et puis je suis humaniste tendance de gauche. Aux yeux des certains Roumains je suis donc une communiste! Je suis aussi anti-consumériste. Une vraie bobo parisienne au final et une dangereuse anti-système pour la Roumanie. C’est drôle de dire que le bobo parisien est un terroriste idéologique en Roumanie. 

 

 
Quel regard posez-vous sur la Roumanie d'aujourd'hui?
 
 
Je vois des choses qui se font, des jeunes qui bougent, des initiatives. J’espère qu’au delà de la corruption ambiante, une autre génération va fleurir et que ce pays trouvera sa voie. Le seul bémol à mon sens reste une montée du nationalisme et une forte emprise de la BOR (Eglise Orthodoxe Roumaine) ainsi qu’un modèle de vie trop à l’américaine. Mais l’histoire a toujours montré qu’au final l’humanisme et le progrès prennent le dessus. Et je veux croire en cela. Le camouflet du referendum en est une preuve. 
 
 
 
 
grégory rateau
Publié le 8 avril 2019, mis à jour le 8 avril 2019

Flash infos