Nous mangeons pour nous nourrir, par nécessité, pour notre santé, mais aussi pour notre plaisir. Manger doit être avant tout un moment de joie, de partage et une expérience sans cesse renouvelée. Et dans ce domaine, à chaque pays son style de cuisine, mais à chaque pays aussi sa façon de manger.
Prenons tout d’abord notre beau pays, la France, réputée pour son patrimoine gastronomique. La plupart d’entre nous ont en mémoire un merveilleux repas servi sur une table bien dressée, composé d’une multitude de mets accompagnés de vins soigneusement choisis, et le tout dégusté sur une durée marathonienne. Mais, même au quotidien, on prend le temps de mettre la table et d’adapter chaque plat avec les couverts idoines. Nos habitudes alimentaires sont liées aux instruments qui les accompagnent.
Savez-vous que la baguette parisienne aurait été inventée suite à l’interdiction des couteaux lors de la construction du métro de la capitale ? Nous sommes dans les années 1900 et de nombreuses bagarres éclatent entre ouvriers auvergnats et bretons. Pour éviter que toute querelle ne se termine en bain de sang, les couteaux sont bannis des chantiers. Les miches de pain ne pouvant plus être coupées, le pain long qu’est la baguette se révèle bien pratique, puisqu’on peut le rompre avec les mains.
Autre coin du monde, autres baguettes... Manger avec des baguettes, plutôt qu’avec une baguette, peut être un véritable calvaire pour un Français. Pourtant, dans les pays asiatiques où leur usage est répandu, la cuisine est totalement adaptée à l’outil. La coupe des fruits, légumes, viandes et poissons est prévue pour cette façon de s’alimenter, ce qui joue un rôle primordial sur les cuissons et donne une partie de son goût à cette cuisine. Réciproquement, il faut utiliser l’outil approprié pour appréhender pleinement les saveurs. Je me rappelle un reportage sur le bœuf de Kobe, variété japonaise considérée comme le “caviar” de la viande bovine mondiale. Le chef Thierry Marx, le plus japonais de nos chefs français, y présentait une recette. Lors de la préparation et de la cuisson, il utilisa des baguettes pour saisir les fines tranches de bœuf, afin de percevoir au mieux les sensations de la cuisson de la viande.
Mais en réalité, la fourchette et les baguettes ne sont-elles pas que le prolongement de la main ? Que ce soit pour cuisiner ou pour manger ? Après mon premier séjour en Inde, sur le vol Air India qui me ramenait en France, je visionnais un documentaire sur la nourriture indienne. Les images d’une personne faisant tourner la nourriture entre ses doigts avant de la manger m’ont fait comprendre à quel point cette communion entre la nourriture et le corps était importante. Je savais qu’il me fallait revenir, qu’il me fallait comprendre cette relation tactile à la nourriture.
La cuisine indienne ne peut pas être appréciée à sa juste valeur si elle n’est pas mangée avec les doigts. Tout est pensé, tout est préparé pour que ce moment soit un réel plaisir.
Les ingrédients sont coupés ni trop gros ni trop petits pour qu’ils puissent être saisis sans difficulté, sans qu’il soit nécessaire de les découper dans l’assiette. La nourriture est servie à la température idéale pour qu’on ne se brûle pas les doigts, mais assez chaude pour libérer tous ses arômes.
“Tout cela est-il vraiment important”, me direz-vous, “et est-ce que cela va vraiment influencer mon plaisir de manger ?” Laissez-moi vous proposer une analogie personnelle. Nous partageons notre vie avec notre jeune labrador Iris, qui a pris des habitudes alimentaires loin des normes de beaucoup de chiens. Entre son petit déjeuner, son déjeuner et son dîner, il est impensable pour elle de manger seule, dans sa gamelle posée à même le sol. Ses repas sont soigneusement préparés et disposés en assiette sans être mélangés. Au moment du repas, il faut qu’elle examine les mets, les goûte un par un et surtout, qu’elle ne soit pas seule. Le cérémonial l’attire bien plus que la simple nécessité de se nourrir. Et elle est non-humaine…
Comme pour Iris, le temps du repas est un moment de partage qui doit nous faire découvrir toute la joie qu’a eu la personne à préparer le repas, toute sa sensibilité et toute sa volonté à vouloir faire plaisir. Cela se traduit par des rituels alimentaires propres à chaque pays, et on perd beaucoup à ne pas les explorer autant que le goût.
Un jour, à la fin du dîner, une maîtresse de maison apporte la tarte aux pommes malheureusement brûlée. Toute la famille mange le dessert, puis le père remercie son épouse et la félicite. Dans la soirée, la fille demande à son père pourquoi il a complimenté son épouse pour sa tarte puisqu’elle était brûlée, ce à quoi le père répond : “Qu’est-ce qui est le plus important ? Que la tarte soit brulée ou la volonté de nous faire plaisir qu’a eu ta mère lorsqu’elle nous a préparé cette tarte ?”. Voilà de quoi nourrir la réflexion.