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Comment l’ouverture du canal de Suez a transformé Bombay

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Écrit par lepetitjournal.com Bombay
Publié le 6 avril 2021, mis à jour le 8 avril 2021

L'ouverture du canal de Suez le 17 novembre 1869, reliant la mer Méditerranée à la mer Rouge, a révolutionné le commerce entre l'Europe et l'Inde en réduisant le temps de trajet de l'Angleterre au sous-continent indien à cinq - six semaines alors qu’auparavant il fallait plus de trois mois pour contourner le continent africain par le cap de Bonne-Espérance. Et cela fut à l'origine de la transformation de la ville de Bombay en un port actif et plus tard une mégalopole au rythme effréné, ville de tous les possibles.

 

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Dix jours après l’ouverture du canal de Suez, le Bombay Guardian rapportait que le premier bateau parti d’Angleterre pour l’Inde, le Noël de Bordeaux, avait coulé en mer Rouge : “Le navire est passé par le canal de Suez … à destination de Bombay, avec une cargaison de vins”. Mais, comme le souligne le média Scroll.in, ce début tragique n’a eu aucun impact sur les liaisons futures. Peu de temps après, un bateau à vapeur de Glasgow, The Stirling, en route vers Mumbai traversa le canal en moins de 16 heures.

 

La porte d'entrée en Inde

Bombay, qui possédait déjà le port le plus développé de la côte ouest du sous-continent, est ainsi devenue la destination principale des navires en provenance d'Europe, jouant le rôle de porte d'entrée en Inde. De plus, la ville avait l’avantage d'être déjà reliée par un réseau de lignes de chemin de fer avec le reste du pays qui fut rapidement étendu.

 

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Le "Gateway of India" symbôle du rôle de Bombay comme porte d'entrée en Inde qui fut construit entre 1914 et 1924.

 

Avec l’ouverture du canal puis la création du télégraphe indo-européen deux ans plus tard, le commerce entre l’Inde et l’Europe fut grandement facilité et comme le souligne à l'époque un rapport de la Chambre de commerce et d'industrie de Bombay : “Le mouvement plus rapide des marchandises et le rythme croissant du commerce est-ouest a généré une expansion des activités liées au commerce, comme le secteur bancaire, celui de l’assurance et celui de l’expédition." Toute la ville en a donc profité.

Mais la réduction du temps de trajet et l’augmentation du confort des voyages entre le sous-continent indien et l’Europe eut un autre impact moins connu sur Mumbai : l’arrivée dans la ville de femmes européennes comme professionnelles du sexe pour divertir les marins et les soldats.


L'arrivée de prostituées européennes à Bombay

Avant l'ouverture du canal de Suez, il n’y avait quasiment pas de prostituées en provenance d'Europe de l'Est à Bombay, les prostituées étaient des femmes d'origine eurasienne ou indienne”, raconte le fonctionnaire britannique, S.M. Edwards dans son livre The Bombay City Police, publié en 1929. Mais, “lorsque les grandes compagnies maritimes européennes eurent établi des communications régulières de bateaux à vapeur avec l'Inde et que Port-Saïd en Égypte devint un port d'escale et un asile pour la pègre européenne, l'Inde fut incluse dans l'orbite du commerce mondial du sexe”, ajoute-t-il.

Les femmes arrivent généralement non accompagnées et de plein gré et elles ont largement dépassé l'âge de la majorité avant de mettre le pied sur le sol de Bombay”, a écrit Edwards. “La responsable de la maison close, qui fut elle-même une prostituée et qui a parfois payé une lourde somme à son prédécesseur pour obtenir la gestion de la maison, nourrit et héberge les femmes en échange de 50% de leurs gains quotidiens."

 

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Une rue de Bombay au 19e siècle dans le “Fort”

 

Les maisons closes qui étaient au cœur de la réputation de Bombay en tant que centre du commerce international du sexe étaient situés à Kamathipura. Cette partie de Bombay s'est développée en dehors de l'enclave fortifiée (le Fort) dans laquelle les dirigeants portugais puis britanniques ont d'abord vécu et travaillé. Kamathipura faisait partie de la ville indigène qui s'étendait au-delà des limites nord du fort. Le quartier était situé dans une zone de terre basse entre les sept îles sur lesquelles Bombay s'est développé et qui a été comblée à la fin des années 1700 avec la construction de la chaussée Hornby Vellard reliant les îles. Les rues de Kamathipura ont été aménagées en 1803, mais la construction majeure de routes pavées n'a commencé que dans les années 1860. La région a été colonisée pour la première fois après sa remise en état au début du XIXe siècle par des artisans et des ouvriers du bâtiment appelés Kamathis qui avaient émigré de la province d'Hyderabad. Dans les années 1860, le commissaire municipal Arthur Crawford ordonne explicitement aux balayeurs municipaux d'y vivre ...

 

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Une rue de Kamathipura

 


 

La “ruelle blanche”

À la fin du 19e siècle, Mumbai comptait le plus grand nombre de travailleuses du sexe européennes de toutes les villes indiennes, écrit Ashwini Tambe dans son livre Codes of Misconduct: Regulating Prostitution in Late Colonial Bombay. “Des femmes venant d'aussi loin que la Pologne sont venues travailler dans les bordels de la ville”, note-t-elle.

De nombreuses femmes européennes travaillaient dans des maisons closes à Tardeo, Grant Road et Byculla, où une partie de la rue Shuklaji est devenue connue sous le nom de «Safed Gully (la ruelle gardée)» ou «White Lane (la ruelle blanche)».

 

Préserver la pureté raciale et empêcher le métissage est devenu un projet politique crucial

écrit Tambe.

 

L'existence de professionnelles du sexe européennes était motivée par “trois impératifs distincts pour les administrateurs coloniaux: offrir des loisirs sexuels aux soldats et marins britanniques, empêcher les relations sexuelles interraciales et préserver le prestige national britannique”.

Dans son ouvrage, elle explique que les administrateurs britanniques tolèrent les maisons closes même après leur interdiction en Angleterre, mais en contrepartie concentrent leurs efforts sur le contrôle des travailleuses du sexe afin qu’il n’y en ait pas d’origine anglaise pour ne pas donner une mauvaise image de la féminité britannique. 

Le gouvernement considérait les loisirs sexuels pour les militaires et les marins britanniques comme un impératif. Le grand nombre de marins, soldats et administrateurs britanniques passant par Bombay constituait ainsi une clientèle pour le commerce du sexe européen de la ville. Un système organisé pour diriger les marins des ports vers les maisons closes agréées émergea, approuvé par le médecin-chef de Bombay. Il s'est poursuivi dans les années 1920, lorsque les marins qui débarquaient étaient conduits directement aux maisons closes. 

 

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Aujourd’hui, l'Inde est considérée comme l'un des pays dans lequel le commerce du sexe est le plus développé et le quartier de Kamathipura à Mumbai est un des plus grands quartiers chauds d'Asie, mais ce n’est pas le seul de la ville. Ces quartiers sont si vastes et populaires que Mumbai a été qualifiée de "destination ultime" pour le tourisme sexuel. Les quartiers chauds ou bazars lal de Mumbai sont habités par des milliers de professionnel(le)s du sexe, des femmes, des hommes, des transgenres, mais aussi leurs enfants. Ceux-ci sont souvent victimes du trafic sexuel et sont rendus vulnérables en raison de la pauvreté et du manque d'accès aux ressources et d’opportunités.

 

La pandémie de coronavirus et le confinement strict de 2020 a transformé la vie des professionnels du sexe les privant de leurs revenus du jour au lendemain. Certains se sont alors tournés vers la technologie pour continuer à exercer et aujourd'hui, ils fournissent leurs services via des appels téléphoniques.

 

 

Le retour des mesures de restrictions dans le Maharashtra en avril 2021 et en particulier du couvre-feu met encore plus en danger les habitants de ces quartiers.


 

Pour en savoir plus, lire Les victimes du commerce du sexe - Les filles oubliées de l'Inde

Pour aider les personnes vulnérables, consulter notre liste d’ONG : Confinement en Inde : comment aider les plus défavorisés ?


 

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