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Philippe Calia : L’Inde a bouleversé mes codes et m’a obligé à me réinventer

Photos de bombay par Philippe CaliaPhotos de bombay par Philippe Calia
Bombay 2016
Écrit par lepetitjournal.com Bombay
Publié le 16 juin 2022, mis à jour le 19 décembre 2023

Philippe Calia, artiste français installé en Inde depuis une dizaine d’années, expose pour la première fois en solo dans une galerie à Mumbai. Lors de notre rencontre à la galerie Tarq au sud de la ville, il nous a parlé de l’Inde et de la photographie, de son exposition, mais aussi de ses projets sur la mémoire, un thème qui lui est cher.

 

Un premier séjour en Inde et le début d’une carrière de photographe

Philippe Calia est arrivé en Inde pour la première fois en 2006 pour un échange avec l’université Jamia Millia Islamia de Delhi alors qu’il était étudiant en troisième année à Sciences Po. C’est dans ce cadre qu’il en a profité pour sillonner l’Inde en train, prendre de nombreuses photos et apprendre l’hindi afin de tenter de mieux comprendre le pays. 

 

Ce premier séjour en Inde fut le début d'une longue histoire qui ne pouvait pas s'arrêter là.
L'Inde avait d'une certaine manière bouleversé tous mes schémas de pensée français et provoqué la nécessité d’en réinventer de nouveaux, plus adaptés à cette nouvelle réalité.

De retour en France, il s’inscrit dans un master sur l’Inde qu’il termine par un mémoire sur les jésuites dans les zones rurales de l’Inde, un sujet qui l’a passionné. Il effectue ses recherches sous la houlette de Christophe Jaffrelot, politologue spécialisé sur l'Inde et de Catherine Clémentin Ojha, du centre de l’Inde et de l’Asie du Sud à EHESS-Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales.

Mais, à la fin de ce premier master, un peu frustré de retranscrire son expérience en langage académique, il part étudier la photographie à Londres. 

 

Ce master en “photographic studies”, qui était assez théorique, m’a permis d'une certaine manière de faire le lien entre ma formation universitaire en sciences sociales et une pratique plus documentaire et artistique, qui m’attirait depuis longtemps.

En 2011, il s’installe en Inde à Bombay, la seule grande ville indienne qu’il n’avait pas visité lors de son séjour précédent et commence à développer sa carrière dans la photographie. A partir de 2015 - 2016, Philippe Calia réalise des vidéos et des films documentaires pour des institutions culturelles et des musées. En 2022, sa première exposition en solo Lēthē est présentée à la galerie Tarq à Mumbai.

 

C’est étrange de se définir en tant qu’artiste "français" puisque mes recherches et mon travail ont été jusqu’à présent centrés sur l’Inde !

 

Aujourd’hui, Philippe Calia concentre sa pratique artistique sur les supports de mémoire, l'un étant le musée, objet institutionnel, et l'autre étant l'album de famille, objet plus personnel et qui l’a toujours fasciné.

 

Le musée, une institution qui s’est démocratisée

En parallèle de son travail professionnel pour des organisations culturelles, Philippe Calia photographie les musées à titre personnel et s’intéresse particulièrement aux commentaires laissés dans les livres d’or. “Leur lecture offre l’image d’une démocratisation des musées, autrefois réservés aux VIP et autres dignitaires. Aujourd’hui, les visiteurs sont d’horizons divers et leurs commentaires se partagent souvent entre extrême gratitude et remarques désobligeantes sur l’état des lieux . Et puis quelquefois, au détour d’une page, on tombe sur des lignes d’une grande valeur poétique”, confie-t-il.

 

Historiquement, le musée est un objet importé en Inde pendant la période coloniale. Mais après l'indépendance, le musée devient un outil d'affirmation de l'identité nationale et de déploiement de toutes sortes de récits collectifs.

En Inde, de nombreux musées sont récents et datent d'après l’indépendance de 1947. Parmi les musées qui datent de la période coloniale, Philippe Calia cite le Indian Museum à Calcutta, créé en 1814 et qui fut le premier musée de toute la zone Asie - Pacifique, et le Government Museum à Chennai.

 

Les musées sont un monde fascinant et comme souvent en Inde, on se retrouve face à un télescopage des époques. Dans un même lieu, on peut passer d’une galerie répondant aux standards internationaux derniers cris à une autre qui semble être restée figée depuis plus d’un siècle.

Redonner leur passé à des familles vivant dans la rue à Bombay

En 2016, avec un collectif de quatre autres photographes indiens de Bombay, Philippe Calia collabore avec un centre de recherche en urbanisme affilié à l’Université de Columbia. Dans le cadre d’une étude sur l’habitat précaire, ils documentent l'espace de vie de plusieurs familles vivant dans des abris de fortune, situés sur le trottoir d’une petite rue au sud de Bombay.

 

Photos de famille exposées dans la rue pour FOCUS à Bombay
L'exposition lors de FOCUS

 

Le projet terminé, le collectif décide de poursuivre et d’approfondir sa relation avec les familles de cette rue et, un an plus tard, expose lors de FOCUS - le festival de photographie de Bombay - le résultat de ce travail : il prend notamment la forme de petits albums de famille, reproduisant certaines de leurs photos, entremêlées par les témoignages de leurs détenteurs. 

 

Carnets bleus qui sont des albums de famille vivant dans la rue

 

 

Non seulement ces familles souffraient de ne pas avoir accès aux infrastructures de base (électricité, eau, hygiène), mais nombre de leurs biens, dont leurs photographies de famille, avait été régulièrement endommagés, voire détruits au gré des moussons ou des expulsions par les autorités. Frappés par cet oblitération symbolique de leur passé, nous avons décidé de numériser les photos qu’ils avaient réussi malgré tout à préserver.

Familles de la rue découvrant leur album photos

 

 

Ce projet conduit Philippe Calia à s’interroger progressivement sur une possible “économie politique de la mémoire” : Quel est le coût de la préservation du souvenir ? Qui archive qui ?

 

Tout le monde n’a pas les moyens d'avoir un album de famille qui est pourtant un bel espace d’échange, de convivialité et de transmission. L’idée de notre projet était de combattre l’oubli et l’effacement de ces familles de l’histoire de la ville. Cette belle expérience collective a jeté les bases de mon travail actuel.

Dans la foulée d’une résidence à la Cité Internationale des Arts de Paris en 2019, Philippe Calia s’est intéressé à l’usage de la technologie numérique qui permet de tout garder et où rien n'est voué à être oublié. "Aujourd’hui, le passage du temps ne se matérialise plus”, affirme-t-il, “les photos ne se dégradent plus comme c’était le cas avec les photos argentiques qui, avec le temps, s’estompaient, jaunissaient, se cornaient…

 

 

Lēthē par Philippe Calia à la galerie Tarq de Mumbai

L'exposition Lēthē à la galerie Tarq au sud de Bombay propose de s’interroger sur la dimension matérielle de l'infrastructure du cloud qui permet ainsi de sauvegarder des millions de photos chaque jour. Philippe Calia est allé à la source de cette infrastructure, sur les sites d'extraction des minéraux qui la rende possible,  comme le cuivre pour les câbles ou les terres rares indispensables pour la fabrication des disques durs, des batteries, des objectifs de caméra,… 

 

Exposition Lethe à la galerie Tarq à Mumbai

 

 

Le cloud, ce nuage numérique, est un terme mystificateur qui fait penser à quelque chose de magique, d’ordre céleste, mais qui est, au contraire, basé sur une infrastructure matérielle considérable : disques durs, centres de données, câbles.

Philippe Calia reconnait que pour la première fois, le sujet de son travail n’a pas de lien direct avec l’Inde, mais cela est principalement du aux conditions de vie durant la pandémie qui imposaient de rester chez soi. Il a alors travaillé en studio avec des images numériques trouvées sur Google Earth comme “matière première”, traitant ensuite des impressions de ces images avec des diluants et explorant ainsi la “plasticité” du médium.

Au travers d’une composition de textes, de documents trouvés et d’oeuvres, le motif du nuage lui permet de filer une métaphore tout au long de l’exposition : nuages d'encre provoqués par les dissolutions d'image, fumées générées par une aciérie…

 

Quand j'étais enfant, j’avais repéré une centrale thermique sur le chemin de notre maison de vacances. Marqué par les imposantes trainées de fumée qui émanait de ses cheminées, je croyais que c'était cette centrale qui était à l’origine des nuages.

En début d’exposition, une vidéo met en vis-a-vis une photo extraite de l’album de famille de Philippe Calia avec ses propres prises de vues, capturées sur la même plage de la côte d’Opale, près de quatre décennies plus tard.

 

Exposition Lethe à la galerie Tarq à Mumbai

 

 

Le cœur de l’exposition présente des images numériques de bassins de résidus miniers, dont l’artiste tente de saisir toute la richesse chromatique au travers de ses techniques de dégradation. Il a aussi recréé ce qu’il appelle le cloud atlas, un set de 40 tirages cyanotype reproduisant les vues satellitaires de ces bassins, intacts mais détourés, accompagnés de reproductions de plans de câbles sous-marins et de centre de données.

 

Exposition Lethe à la galerie Tarq à Mumbai

 

En fin d’exposition, le photographe évoque un second souvenir d'enfance : découvrant pour la première fois les films d’époque et les vieux albums de familles noir et blanc, il s'imaginait alors que le passé avait été monochrome, et que la couleur était un jour apparue dans la réalité. 

 

 

Philippe Calia souhaite poursuivre sa réflexion sur la mémoire en travaillant sur les algorithmes, comme ceux qui régissent aujourd’hui la réminiscence sur nos téléphones et nos logiciels photos, en nous suggérant des “souvenirs” : comment la technologie va modifier notre rapport au passé, notre rapport à la mémoire ?

 

 


Exposition Lēthē jusqu'au 18 juin 2022 - du mardi au samedi de 11h à 18h30

Galerie Tarq - F35/36 Dhanraj Mahal, C.S.M. Marg, Apollo Bunder, Colaba, Mumbai, 400001


 

 

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