Depuis le 28 avril, la Colombie est secouée par d’importantes manifestations populaires, violemment réprimées, liées à une réforme fiscale. L’occasion de revenir sur 30 ans de politiques néolibérales.
La Colombie s’est embrasée, le 28 avril dernier, contre une réforme fiscale augmentant les impôts sur de nombreux produits de base. Les manifestations, qui réunissent de nombreux manifestants, sont violemment réprimées par les forces de l’ordre : plus de 40 manifestants y ont perdu la vie. En première ligne se trouve la jeunesse, principale victime de 30 ans de politiques néolibérales.
Le réseau de santé des femmes d’Amérique latine et des Caraïbes (de l’espagnol Red de Salud de las Mujeres Latinoamericanas y del Caribe, RSMLC), créé en 1984 et qui regroupe près de 900 organisations locales dans toute la région, aide à la mise en place locale de projets pour aider les femmes. Fondé à une époque où l’Amérique du Sud était en proie aux dictatures, ses membres parlaient déjà d’avortement, de libertés sexuelles, et de droit à la contraception, entre autres. L’organisme n’intervient pas directement sur le terrain : son rôle est d’aider les organisations nationales à mettre en place des actions pour améliorer la vie et la santé des femmes.
Sandra Castañeda, coordinatrice générale du réseau, et Juliana Gómez Nieto, reviennent sur la situation colombienne, ses causes et ramifications, ainsi que sur la situation des jeunes. L’occasion de porter un regard plus global sur toute la région, qui connaît une recrudescence de mouvements sociaux*.
*traduit de l'espagnol.
Quel est le contexte historique derrière les manifestations en Colombie ?
Sandra Castañeda : La Colombie est l’un des pays avec le plus fort taux d’inégalités d’Amérique latine. La pauvreté a énormément augmenté avec la mise en place du néolibéralisme, à tel point que la mobilité sociale est presque impossible. Depuis les années 1980, les gouvernements ont appliqué au pied de la lettre le consensus de Washington. Tout a été privatisé, l’éducation comme la santé. La protection sociale s’est effondrée. La Colombie a connu la guerre. En 2016, une tentative de négociation de la paix a débuté. Les secteurs armés vivent et s’enrichissent de la guerre. Ils traversent toute la société. Le non-respect des accords négociés est venu empirer le conflit social. A 50 ans, je n’ai encore jamais vu mon pays en paix.
A 50 ans, je n’ai encore jamais vu mon pays en paix
**données recueillies par le Réseau de santé des femmes d'Amérique latine et des Caraïbes, sur la base d'une enquête réalisée auprès de jeunes en Colombie.
Mais rien de ce qui s’est vu en Colombie n’est nouveau. Cette violence étatique et la violation des droits de l’Homme existent depuis des années
Quel a été l’élément déclencheur ?
Sandra Castañeda : Il y a quelques semaines, le président a annoncé une réforme fiscale avec pour objectif d’ajouter un impôt de 19% sur l’eau du robinet et d’autres produits de base. Cette réforme a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La Colombie est comme une cocotte-minute dans laquelle s’était accumulée beaucoup de pression, et qui a fini par exploser. Mais rien de ce qui s’est vu en Colombie n’est nouveau. Cette violence étatique et la violation des droits de l’Homme existent depuis des années. Mais le niveau de violence a été tellement élevé que s’est généré un mouvement de solidarité internationale, ce qui nous a donné de la visibilité.
Plus de cinq millions de personnes qui pouvaient se permettre de manger trois repas par jour doivent aujourd’hui se contenter de deux, par manque de ressources
Quelles sont les revendications des manifestants ?
Sandra Castañeda : Ils demandent l’élimination de la réforme fiscale, mais aussi de la santé. En ce moment, un projet de loi de réforme du système de santé est débattu au congrès, dont l’objectif est de créer un régime similaire à celui des Etats-Unis. Les manifestants demandent la suppression de l’Esman, un escadron anti-émeutes. Ses membres ont quasiment tous été entrainés à l’étranger, pour la guerre, et sont envoyés « combattre » des adolescents.
Juliana Gómez Nieto : Ils utilisent des armes non-autorisées, même aux Etats-Unis, et continuent de le faire malgré les dénonciations d’Human Rights Watch. Les manifestants demandent également un salaire minimum, une réforme de la santé, et la gratuité de l’éducation.
Sandra Castañeda : Il faut analyser cette situation dans le contexte du Covid-19. Plus de cinq millions de personnes qui pouvaient se permettre de manger trois repas par jour doivent aujourd’hui se contenter de deux, par manque de ressources. Le gouvernement n’a jamais proposé de mesures d’aide.
La majorité des jeunes considère que les partis politiques et le gouvernement sont corrompus
Quelle sortie voyez-vous à cette crise ?
Sandra Castañeda : La majorité des jeunes considère que les partis politiques et le gouvernement sont corrompus. Il n’y a plus de légitimité politique, à tel point que le gouvernement n’a eu d’autre solution que de réagir par la force. Ils sont en train de massacrer les jeunes dans la rue. Les images sont impressionnantes. Le gouvernement ne veut pas négocier. Le plus urgent est de générer une conversation entre le pouvoir et les citoyens.
La communauté internationale a un rôle crucial, car le gouvernement fait attention à son opinion. De plus, les traités commerciaux et accords de coopération sont liés au respect des droits de l’Homme. La grève dure depuis deux semaines déjà, avec des blocages et pénuries. Un salaire minimum aiderait, pas pour toujours, mais afin de stabiliser la situation. Il faut qu’il y ait une négociation. Des rivières de sang ont coulé dans les rues ces derniers jours.
En Amérique latine, nous assistons à une reconfiguration du mouvement social, car les acteurs traditionnels ont progressivement perdu en crédibilité
Ces deux dernières années, de nombreux mouvements sociaux ont éclaté en Amérique latine. Faut-il y voir un phénomène régional ?
Sandra Castañeda : Ce phénomène n’est pas uniquement colombien : le consensus de Washington a concerné toute la région. Le Chili a été le premier pays à mettre en place un modèle néolibéral. Naomi Klein (La Stratégie du choc) explique clairement comment le Chili a servi de laboratoire du néolibéralisme. Cette oppression constante a généré un mouvement depuis la base de la société. Par exemple, au Chili, en octobre 2019, la révolte sociale a éclaté, et récemment, une Assemblée constituante a été élue. Au Mexique, les manifestations féministes sont très virulentes. En Equateur également, des mobilisations ont eu lieu en 2019. De manière générale, en Amérique latine, nous assistons à une reconfiguration du mouvement social, car les acteurs traditionnels ont progressivement perdu en crédibilité.
Nous sommes en train d’arriver à une transversalité des luttes, afin de créer un récit commun qui est réellement inclusif et donne à voir la réalité du continent aujourd’hui
Quels changements ont provoqué cette reconfiguration ?
Sandra Castañeda : Tout le discours conservateur basé sur des mensonges qui façonnait les sociétés de la région visait à rendre illégitimes nos luttes. Mais ces dernières années, la société s’est retournée vers nous. Nous faisons un travail systématique d’observation, de compréhension, et d’analyse, ce qui est un avantage face aux conservateurs qui ne se sont jamais confrontés à leur propre peuple. Aujourd’hui, nous observons une concomitance des agendas des différents mouvements sociaux. Nous sommes en train d’arriver à une transversalité des luttes, afin de créer un récit commun qui est réellement inclusif et donne à voir la réalité du continent aujourd’hui.
Aujourd’hui, les citoyens qui sortent dans la rue sont en colère, mais n’envisagent pas encore l’ « après »
Pensez-vous qu’il soit possible pour la Colombie de suivre le même chemin que le Chili ?
Sandra Castañeda : La Colombie a connu le processus inverse : en 1991, nous avons eu une Assemblée constituante. La Constitution colombienne aborde tous les sujets, c’est un modèle. Mais, au fond, le conflit était toujours présent, et tous ses opposants l’ont boycottée. Aujourd’hui, les citoyens qui sortent dans la rue sont en colère, mais n’envisagent pas encore l’ « après ».
Juliana Gómez Nieto : Il existe tout de même des similitudes entre le Chili et la Colombie. Le gouvernement chilien a réagi de la même manière. La répression a été brutale, jusqu’à ce que la communauté internationale la condamne. Mais les deux pays restent différents, car le Chili n’a pas connu un conflit armé d’une telle ampleur.
Les jeunes se trouvent ainsi dans une situation « sans futur », et c’est pour cela qu’ils n’ont plus peur
Quelle est la situation des jeunes en Colombie et en quoi est-elle liée à la révolte sociale ?
Sandra Castañeda : Les jeunes sont les plus affectés par ces politiques néolibérales. Pour eux, prendre sa retraite sera impossible, à cause des politiques de flexibilisation laborale. C’est un terme très élégant pour déposséder les personnes de leurs droits. Il n’est pas obligatoire pour les entreprises d’affilier leurs salariés à une assurance retraite. Elles surchargent les jeunes jusqu’à l’épuisement, les considèrent comme « jetables ». L’éducation publique est devenue mauvaise. Les jeunes se trouvent ainsi dans une situation « sans futur », et c’est pour cela qu’ils n’ont plus peur. Ces énormes inégalités génèrent une rage importante, que les jeunes sont sortis exprimer.