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Dans le Tanintharyi, les communautés unies contre les Nations Unies

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La carte du projet « Ridge to Reef » du Programme de développement des Nations Unies
Écrit par Juliette Verlin
Publié le 11 juin 2020, mis à jour le 12 juin 2020

Le 17 avril dernier, l’Union européenne a décidé de suspendre une partie de ses financements à l’organisation non-gouvernementale (ONG) de défense de la nature WWF en raison de manquements au respect des droits humains dans le projet de création de l’aire protégée de Messok Dja, au Congo-Brazzaville. Un sévère avertissement pour une ONG de réputation mondiale, et qui montre qu’aujourd’hui la pression sur les communautés autochtones ne se limite plus à celle exercée par quelques entreprises sans scrupules mais implique parfois des projets ou des institutions voulant bien faire sur le papier… mais négligeant la volonté de ces communautés.

Au sud de la Birmanie, dans la région du Tanintharyi, plusieurs communautés locales font aujourd’hui face à une situation de ce genre. L’adversaire ? Les Nations Unies elles-mêmes, et le plan de conservation de 21 millions de dollars intitulé « Ridge to Reef » et financé par le Programme de Développement des Nations Unies (PNUD). Le pays avait l’expérience des controverses suscitées par des grands programmes industriels, tel le barrage hydroélectrique de Myitsone, ou privés, comme le projet d’agrandissement de Yangon « New Yangon City », deux des plus importants projets d’infrastructure du pays, mais ce conflit avec une agence des Nations Unies est une première.

Le projet « Ridge to Reef » propose de « soutenir le développement durable à long terme et la sécurité écologique de la biodiversité marine, côtière et terrestre de Tanintharyi grâce à une planification, une gestion et une protection intégrées impliquant un large éventail de parties prenantes, y compris les communautés locales et les peuples autochtones ». Souci : les communautés locales en question ont appelé le gouvernement et le PNUD à abandonner le plan de conservation proposé...

Le choix des Nations Unies de protéger et valoriser cette région est compréhensible

La région de Tanintharyi, bien connue des touristes grâce à l’archipel de Myeik qui s’y trouve, est l’une des zones d’Asie les plus riches en biodiversité. Côtes recouvertes de mangroves, îlots par centaines, forêts verdoyantes et sommets montagneux abritent un écosystème qui compte tigres, éléphants, tapirs, pangolins… et aussi villes et villages peuplés de près d’1,5 million d’habitants, majoritairement de l’ethnie karen.

Et ces communautés locales n’ont pas le sentiment d’être de véritables parties prenantes du projet. Dès 2018, au nom de certains habitants, l’Alliance de Conservation du Tanawthari (ACT), du nom karen de la région, a porté plainte auprès du gouvernement régional et demandé l’arrêt de « Ridge to Reef », expliquant n’avoir jamais consenti au projet. Sur les quelques 225 villages dispersés dans la zone, seuls 14 avaient été contactés par le PNUD.

Le programme des Nations Unies vise à transformer 1,4 million d’hectares de terres – plus d’un tiers du Tanintharyi ! – en zone de conservation, mais l’ACT affirme que le projet dépossédera des dizaines de milliers d’autochtones de leurs terrains Toujours selon l’ACT, « Ridge to Reef » dictera la façon dont les résidents locaux peuvent et ne peuvent pas interagir avec leur environnement, menaçant leur accès à la nourriture, aux moyens de subsistance et aux lieux culturels et historiques majeurs. La plainte indiquait également que le plan de conservation empêcherait les réfugiés et les groupes déplacés par la guerre civile, nombreux dans la région à cause de la guerre civile dans le pays karen, de rentrer chez eux. Suite à ces protestations, le PNUD a mis son projet en suspens et lancé une enquête d’évaluation, toujours en cours.

La rébellion karen a déjà créé sa forêt de phytothérapie

Au lieu de mettre en place un tel projet, les autorités feraient mieux d’écouter les locaux, d’après Saw Paul Sein Twa, directeur du Karen Environmental and Social Action Network (KESAN), membre de l’ACT. « Les peuples autochtones préservent leurs territoires à travers une approche fondée sur la nature, en voyant les connexions à travers le paysage – nous le voyons dans l’exemple du parc de la paix de Salween. Il est maintenant temps que les gouvernements, les organisations internationales, les entreprises et l’ONU apprennent des peuples autochtones », a-t-il expliqué.

En effet, d’après l’ACT, les habitants de la région suivent naturellement ce que l’ONU et les groupes environnementaux appellent des « stratégies de conservation » - réglementer la chasse, établir des zones de conservation du poisson, gérer les incendies de forêt et cultiver des forêts d’herbes. Les terres agricoles sont utilisées en rotation, et le régime alimentaire des populations, tiré de la nature, est diversifié et équilibré.

Certains villages sont en train d’établir une carte des pratiques d’utilisation des terres, d’après l’ACT. Plus récemment, des indigènes Karen ont créé le Salween Peace Park – ce que Saw Paul Sein Twa nomme le parc de la paix de Salween - dans un effort combiné de conservation et de consolidation de la paix locale, avec une superficie deux fois plus grande que le parc national de Yosemite aux États-Unis. Autre, la Karen National Union, le groupe armé ethnique qui contrôle certaines parties de la région et possède ses propres politiques foncières et forestières, a établi une zone naturelle de conservation médicinale, la forêt de phytothérapie Tameh, à l’extrémité nord de la zone proposée par Ridge to Reef.

Le précédent de la Banque mondiale

Les communautés locales et l’ACT ont donc lancé leur propre appel au gouvernement et organisations environnementales, pour leur demander d’adopter une approche centrée sur les méthodes autochtones de conservation, en les soutenant financièrement directement. « Nous espérons que les organisations internationales, les donateurs et le gouvernement de Birmanie entendront nos appels et soutiendront cette vision, plutôt que de faire des plans sans nous », a conclu Naw Ehhtee Wah, coordinatrice d’ACT.

En 2019, c’est un projet à 200 millions de dollars de la World Bank dans l’est de la Birmanie qui a poussé plus de 40 organisations de la société civile, réunies dans le Karen Peace Support Network (KPSN), à demander son interruption. Le « Peaceful and Prosperous Communities Project » avait pour objectif « d’améliorer la qualité des services et des opportunités économiques pour les communautés rurales vulnérables des zones de conflit, en créant des mécanismes pour favoriser l'engagement et la confiance entre les communautés, les groupes ethniques armés et tous les niveaux de gouvernement ». Malheureusement, le KPSN ne le voyait pas ainsi, précisant que « personne plus que ceux d’entre nous qui sont dans des zones de conflit ne souhaite un développement économique, mais cela doit être le bon type de développement, au bon moment ».

Le projet avait été lancé dans le cadre du Programme de Développement Durable de Birmanie, qui considère que l’une des causes des conflits en Birmanie serait le retard de développement. Le KPSN, lui, soutient qu’il s’agirait plutôt des inégalités et du partage du pouvoir déséquilibré, et demande qu’un projet comme le « Peaceful and Prosperous Communities Project » ne soit mis en place qu’après des réformes politiques, en prenant en compte l’opinion des gouvernements locaux, de la société civile et des groupes ethniques armés.

La World Bank a répondu à la demande du KPSN en Décembre 2019, assurant multiplier les rencontres avec les populations et organisations locales, tout en rappelant que le projet était encore en attente d’approbation par le conseil d’administration de la World Bank.

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