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Sur les routes de la révolte populaire au Liban

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Seasweet, Zouk Photo : EK/DR
Écrit par Etienne Kamel
Publié le 19 octobre 2019, mis à jour le 20 octobre 2019

LPJ Beyrouth publie le journal de bord d’un contributeur qui a traversé en voiture samedi le Kesrouan et le Metn, au 3ème jour du mouvement de contestation contre le pouvoir et la crise économique.  

 

13h00
Je quitte mon domicile de Zouk Mosbeh, dans le Kesrouan. Mon plan de départ est de faire un tour des barricades montées par les manifestants qui protestent depuis jeudi soir contre l’incurie des dirigeants du pays. Ils leur reprochent de vouloir de faire porter au peuple toute la charge des réformes qu’ils envisagent face à la crise économique et financière.

Ma première étape est toute indiquée : le rassemblement, le plus important de la région, qui a pris position sur l’autoroute côtière, à hauteur de l’église Saint-Charbel. D’imposants 4x4 bloquent la route dans les deux sens. Des rangées de pneus sont positionnées sur les cendres de celles qui avaient brûlés les deux jours précédents. Un badaud pense savoir que les protestataires ont fini par tenir compte des critiques des riverains intoxiqués par les épaisses fumées noires se dégageant du caoutchouc carbonisé. Un autre plaisante en prétextant une pénurie de pneus.

Plus nombreux que la veille, les quelques centaines de manifestants sont principalement rassemblés sur la voie allant de Jounieh à Beyrouth, juste devant le pâtissier oriental Sea Sweet. Perché sur une enseigne, un jeune homme qui semble faire partie des organisateurs du rassemblement, harangue la foule en appelant à la “révolution” et en critiquant les dirigeants du pays. Les manifestants donnent de la voix au son de chansons populaires diffusées par des haut-parleurs. L’ambiance est bon enfant. Les manifestants resteront sur place jusque dans la nuit.


 

Manifestations Liban ceise économique
Seasweet, Zouk Photo : EK/DR

 

13h30
Je file en direction du carrefour de Sehailé-Jeita, à moins de dix minutes en voiture. Là, je fais le plein. Beaucoup de stations-service et de petits commerces sont ouverts. Certains supermarchés et centre commerciaux, fermés la veille, également.

Le temps est dégagé, les routes relativement vides. Arrivé à destination, je constate que la barricade de pneus montée jeudi soir a été enlevée. Un militaire m’indique que l’accès a été dégagé aux alentours de midi. Il n’y a quasiment pas de manifestants sur place, et les sonos installés ces deux derniers jours ont été démontées. Dans un snack à proximité, un petit groupe de personnes attablées suit l’évolution des événements à Beyrouth à la télévision en devisant avec les cuisiniers.

 

14h00
Je m’arrête au carrefour de Ballouneh, un peu plus haut. Ici aussi, la barricade a été retirée, et la circulation est normale. Un homme se gare juste à côté de moi et sort de son véhicule avec son jeune fils. C’est le propriétaire d’un petit commerce situé dans le quartier. Il me raconte que la barricade a été démontée la veille par les forces de l’ordre. “Sur la fin, il ne restait plus que quelques jeunes. La mobilisation était forte au début mais beaucoup de gens ont pris leurs distances après qu’un groupe de manifestants ait commencé à brûler des pneus”, relate-t-il.

“Nous sommes nombreux à sentir qu’il faut faire pression sur les dirigeants parce que la situation est devenue impossible. Mais beaucoup d’entre nous ne veulent pas servir de faire-valoir aux politiciens qui veulent surfer sur le ras-le-bol populaire. Au final, le vandalisme ne pénalise que le peuple ”, estime le commerçant. Quand je lui demande s’il pense que cette mobilisation ou le délai de 72 heures demandé la veille par le premier ministre Saad Hariri vont aboutir à quelque chose de positif, Il se dit peu confiant.

 

14h30
J’arrive au rond-point de Achkout. Les barricades de pneus enflammées érigées au premier soir des événements ont laissé place à des véhicules et des barrières en métal qui bloquent tous les accès. Epaulés par quelques dizaines de jeunes manifestants, des agents municipaux font le guet et dévient les véhicules qui tentent de forcer le chemin.

Dans une sandwicherie située dans le coin, j’aborde trois hommes en pleine discussion, le gérant, un ami à lui et un camionneur de Tripoli transportant un chargement de planches de bois qui a décidé de faire une pause. “Je comprends la colère du peuple. Les politiciens pourrissent le pays depuis 30 ans. Il faut tous les juger, du président au dernier officier”, assène ce dernier. De son côté, le gérant m’explique que les manifestants ont décidé d’arrêter de brûler des pneus après avoir constaté les dégâts provoqués par la fumée sur les habitations et la santé des riverains.

Après avoir bu un jus de fruit offert par le gérant, je décide de lever l’ancre et de retourner vers la côte, direction l’autoroute de Jounieh, devant le supermarché Metro à Maameltein où une imposante barricade avait été installée sur les deux voies au début du mouvement de colère.

 

15h30
J’arrive à destination, au prix de quelques détours forcés par les manifestants rassemblés sur les axes principaux, mais dont le nombre semble avoir diminué par rapport à la veille, du moins à ce moment de la journée. Je dénombre une grosse centaine de personnes, surtout des familles. Certains manifestants ont amené des chaises et des tables de camping, et fument le narguilé. L’épicerie juste à côté est ouverte.

 

Manifestation Liban crise éconmmique
Maameltein  Photo : EK/DR

 

L’ambiance est détendue. Les personnes postées au niveau des barricades, là aussi formées de véhicules, de barrières métalliques et de restes de pneus encore fumants, invitent les automobilistes à rebrousser chemin mais laissent passer les ambulances et les véhicules des forces de sécurité et de l’armée. Je regagne ma voiture, manœuvre en sens inverse sur une centaine de mètres pour atteindre la voie d’autoroute la plus proche, sur le conseil des manifestants, et décide d’aller plus au nord, secteur encore accessible par la voie maritime.

 

16h10

Après m’être empêtré dans les bouchons de Maameltein, j’arrive enfin au barrage de manifestants le plus proche, toujours sur l’autoroute, au niveau du Kaak Abou Arab, à Safra, très prisé par les automobilistes. Je constate avec surprise que les deux voies sont barrées par une pile de gravas. “C’est un camionneur qui a déversé ça hier vers midi”, me confie un manifestant.

 

Manifestations Liban crise éco
Safra marine Photo : EK/DR

 

Il me recommande toutefois de ne pas me faire voir en train de prendre des photos. “Les gens sont nerveux. Un journaliste qui avait accusé les Forces libanaises d’avoir payé des gens pour bloquer le passage s’est fait prendre à parti quand il est venu filmer”, prévient-il, avant d’ajouter que d’autres barricades de gravas ont été érigées plus au nord. Je les rassure sur ma bonne foi avant de me retirer.

 

16h30
A peine sorti de l’autoroute, là aussi après avoir parcouru quelques centaines de mètres à contresens, je prends un militaire en stop. Il me dit être parti à neuf heures du matin du Liban-Nord pour prendre son service dans une localité du Liban-Sud. Je lui propose de le rapprocher autant que possible, me décidant par la même occasion de faire un crochet par Beyrouth. Sur le trajet, nous discutons tranquillement de la tournure qu’ont pris les événements. Notre trajet de Maalmeltein à Nahr el Mott se résumera à une interminable succession de détours et de changements de parcours, notamment pour traverser les barricades installées sur l’autoroute et sur la route maritime.

Nous réussissons bon gré mal gré à éviter les blocages à Zouk en traversant Adonis, puis, dans le Metn, ceux de Dbayé, Antelias et Jal el Dib en prenant les toutes intérieures en direction de la capitale. Le trafic saturé est canalisé par des agents municipaux. Au téléphone, une amie photographe m’indique que la mobilisation prend de l’ampleur à Beyrouth et qu’elle a renoncé à se rendre sur place.

 

17h40
A Nahr el Mott, notre projet de rallier Jdeidé pour tenter d’entrer dans Beyrouth est contrarié par une barricade de pneus en flammes qui vient d’être installée. Le profil des manifestants est différent de ceux qui étaient sur les routes du Kesrouan. Ce sont visiblement des personnes issues de milieux sociaux plus défavorisés qui tiennent le barrage et refusent l’accès aux véhicules. L’ambiance est tendue. Le ton monte lorsque certains automobilistes tentent de passer. Mon passager me recommande de me garer sur le côté. Il hèle un manifestant et lui fait signe de nous laisser passer. Le seul accès ouvert est entravé par un poteau métallique.

 

Manifestations Liban crise économique
Nahr el-Mott Photo ! EK/DR

 

Quelques mètres plus loin, un SUV blanc me dépasse pour se garer en catastrophe. Un pneu enflammé relié à une chaîne, servant visiblement aux manifestants à ouvrir ou fermer un passage à travers la barricade que nous venons de passer, s’est accroché au véhicule. Le conducteur sort et tente désespérément de l’enlever. Mon passager me demande à nouveau de me garer sur le côté, cette fois pour venir en aide à cet automobiliste. Rejoints par des passants, les deux hommes finissent par éteindre le feu à coups de semelle et à décrocher le pneu en tordant le pare-chocs arrière. Nous reprenons notre route.

 

Manifestations Liban
Photo : EK/DR

 

18h00
Les possibilités d’arriver sur Beyrouth se réduisent au fur et à mesure que nous progressons dans Dekouané, où l’air sent le caoutchouc brûlé et les ordures qui s’amoncellent depuis trois jours autour des bennes à ordure encore en place, certaines étant utilisées pour ériger les barricades. Arrivés à Mkalles, nous constatons que nous n’avons plus d’autres options que de rebrousser chemin. Mon passager insiste pour que je le dépose aussi près que possible de Dora. Nous nous séparons finalement à Nabaa. A ce stade, l’itinéraire le plus sûr passe par Jdeidé, d’où je bifurque vers Fanar pour rejoindre le Kesrouan en faisant un grand détour par les montagnes.

 

Manfestations Liban
Jdeide  Photo : EK/DR

 

18h30
Mes espoirs d’un retour long mais tranquille sont réduits à néant peu avant la bifurcation du collège Mont-La Salle, bloqué par des manifestants. Cela m’oblige à prendre une petite route parallèle débouchant un peu plus loin. Cette scène va se répéter à Ain Saadé, puis à Broumana où les manifestants, principalement des jeunes et des familles, dans une ambiance plus sereine qu’aux abords de Beyrouth, me suggèrent de bifurquer vers Jouret el Ballout, en précisant que des routes avaient également été bloquées à Baabdate.

Je consulte mon GPS qui m’indique que plusieurs portions de l’autoroute dans les deux sens, et même des axes côtiers parallèles, sont totalement bloqués. La situation est à peine meilleure dans les montagnes du Kesrouan où plusieurs accès libérés dans la journée semblent avoir été  réinvestis par des manifestants, notamment à Ballouneh et Sehailé. Ma seule porte de sortie est la route escarpée de Zikrit, qui était un des points de fuite des automobilistes se rendant à Beyrouth à la fin de la guerre civile lorsque le tunnel de Nahr el-Kalb était encore fermé.

 

20h00
A l’issue d’un véritable rallye de montagne qui me fera passer, comme beaucoup d’automobilistes dans un sens comme dans l’autre, par les petites rues de Baabdate, Qannabet Broumana, Bsalim, Antelias, Beit Chaar et enfin Zikrit, que je suis enfin parvenu à rentrer, content d’avoir fait le plein au début de la journée.

 

 

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