A l’occasion du salon du livre francophone de Beyrouth, l’illustratrice Catel Muller, et le scénariste José-Louis Bocquet débarquent au Liban pour présenter l’ensemble de leur oeuvre au public libanais.
A cheval entre la bande dessinée et le roman, vos publications donnent lieu à une immersion totale dans l’histoire des personnages. Pourquoi avez-vous choisi ce format ?
José-Louis Bocquet (JLB) : Pendant des décennies, les bandes dessinées étaient publiées dans un format classique, standardisées à 48 pages, en couleur, cartonné et grand format. Ce format a été inventé par les imprimeurs par pragmatisme, puis imposé aux dessinateurs jusqu’aux années 2000. Tous les auteurs étaient contraints de raconter leurs histoires à travers le même format alors que l’on n’a pas forcément les mêmes histoires à raconter.
A partir des années 1990-2000, de petits éditeurs, n’ayant pas beaucoup de moyens, ont récupéré le format introduit par Art Spiegelman, dans sa bande dessinée Maus qui a inventé le ‘graphic novel’ (roman graphique) qui consistait à réunir un certain nombre de pages brochées, en noir et blanc, faisant baisser les coûts de production et permettant de s’exprimer plus librement.
Lorsque l’on a commencé à travailler ensemble, Catel et moi, sur notre premier roman, Kiki de Montparnasse, nous avions envie de plus de liberté, d’une immersion réelle dans la création du personnage, sans freins d’espace ni de temps. Nous avons eu la chance de pouvoir choisir ce format aux éditions Castermann.
Catel Muller (CM): Cela laisse un espace de liberté aussi bien pour la narration que pour le dessin. D’un point de vue narratif, c’est comme un romancier à qui l’on ne dit pas combien de pages il doit écrire pour raconter son histoire. Nous racontons la vie extraordinaire d’un personnage hors du commun, et il faut avoir le temps d’installer la psychologie du personnage, c’est-à-dire de raconter son enfance, déjà sur une centaine de pages. Ce format se prêtait totalement dans ces types de narration et de graphisme.
Vous avez travaillé sur plusieurs albums ensemble. Vous êtes compagnons dans la vie privée comme dans la vie professionnelle. Pensez-vous que cela vous donne un avantage?
JLB : Ca étonne toujours les gens, car ils ont l’impression que l’amour, qui rend aveugle et sourd, pourrait nous empêcher d’être critique par rapport au travail de l’autre. Je crois au contraire que le fait d’avoir une intimité nous évite une inhibition. Cela nous permet de communiquer sans filtre. L’idée de cette collaboration est de tirer l’autre vers le haut. Je crois que notre intimité rend notre collaboration plus efficace.
CM : C’est plus drôle d’être à deux ! Pour échanger, se remettre en question, pour le ping-pong intellectuel. Nous nous sommes rencontrés lorsque l’on était déjà professionnel. On continue à faire des choses chacun de notre côté. Nous ne sommes pas dans un rapport de dépendance. C’est à chaque fois un choix libre de faire un livre ensemble. Nous en avons fait trois en 10 ans. Nous réfléchissons beaucoup avant de nous lancer dans une aventure ensemble.
Comment s’est déroulée votre première collaboration ? José-Louis, qu’avez-vous ressenti à l’idée de voir votre scénario prendre vie sous la plume de Catel ?
JLB : Ce que l’on a verbalisé et imaginé de manière extrêmement floue devient concret au moment de la mise en dessin. Nous avons une méthode de travail particulière : J’écris mon scénario en continuité dialoguée. Le découpage s’opère avec Catel sous forme de storyboard. Je lui raconte l’histoire et elle dessine au fur et à mesure. Les personnages prennent vie à ce moment-là, pendant cet acte de création que je trouve toujours magique.
Nous étions dans l’excitation, car nous faisions quelque chose qui n’existait pas, en l’occurrence une biographie en BD. Nous voulions arriver à fabriquer cet objet narratif auquel nous croyons vraiment tous les deux. La peur est venue après, pour la suite.
Et vous, Catel, qu’est-ce que ça fait d’être guidé dans vos dessins ?
CM : José-Louis me raconte son sécnario, comme il raconterait une histoire. Pour moi, c’est un jeu. Je dessine quelques croquis au fur et à mesure qu’il me raconte. C’est à ce moment-là que l’on matérialise l’histoire et l’agencement des pages.
Trouvez-vous que vous progressez d’un album à l’autre ?
CM : Bien sûr ! Il y a toujours des choses à perfectionner. Cela dit, les sujets sont différents, donc on s’adapte car il faut faire parler les personnages avec leur propre langage et leur condition sociale. Nous sommes heureux de chercher ensemble des solutions. On espère que notre travail s’améliore à chaque fois.
Comment choisissez-vous une héroïne ? Qu’est-ce qui vous donne une envie de raconter une histoire ?
CM : Notre premier personnage, Kiki de Montparnasse, nous est venu naturellement car sa vie nous paraissait incroyablement riche et intéressante par rapport à son époque et sa destinée.
Le livre a eu beaucoup de succès. Il a fallu construire la suite. Nous nous sommes posé une question de fond : Que veut-on vraiment raconter ensemble ? Très vite, il nous est apparu que nous voulions rendre hommage à des femmes, des héroïnes de la vie qui ont laissé une trace, mais que l’on ne retrouve pas dans les livres d’histoire.
De Kiki de Montparnasse, nous sommes passés à Olympe de Gouges qui a marqué l’Histoire avec sa Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne. C’est elle qui a écrit que « l’homme et la femme naissent et demeurent égaux en droit ». Tout le monde connait cette phrase mais on ne l’attribue pas à cette femme, qui a disparu des manuels d’histoire. Nous avons voulu raconter la contre-histoire de France et du monde. Cela nous paraissait indispensable.
Nous nous sommes ensuite penchés sur Joséphine Baker, la première femme noire connue dans le monde grâce à cette photo où l’on voit la danseuse nue aux bananes autour de la ceinture. Joséphine Baker était une icône absolue au début du siècle, adorée et adulée par les plus grands artistes, qui a su s’émanciper de ce côté glamour, en devenant une humaniste et une résistante hors pair, et qui a combattu aux côtés du général de Gaulle pour remercier la France de lui avoir donnée sa liberté qu’elle n’avait pas dans son propre pays, aux Etats-Unis.
Nous cherchons en fait des personnages hauts en couleur, des femmes libres, des modèles de liberté par leur audace.
Edith Piaf, Kiki de Montparnasse, Benoite Groult, Olympe de Gouges et Joséphine Baker. Toutes des figures éclectiques du féminisme, si l’on peut s’exprimer ainsi. Est-ce voulu ?
CM : Ce sont des femmes qui se sont octroyées le droit d’être l’égale des hommes, et même parfois plus que ça. Ce sont des modèles d’émancipation et de liberté qui donnent de l’espoir à beaucoup de filles qui pensent à priori ne pas pouvoir faire des choses car ces femmes modèles sont arrivées à dépasser toutes les barrières et les contraintes, sans appui mais grâce à leur caractère et par leur témérité.
Parler du féminisme est fondamental, pour les femmes et les hommes aussi. Le fait de travailler avec un homme est très important. Nous travaillons à deux, en équivalence, dans l’espoir de donner à voir ces modèles.
JLB : A la base, nous racontons des histoires romanesques à travers la bande dessinée. Nous ne sommes pas des pamphlétaires. Nous sommes avant tout des narrateurs, même si nos histoires véhiculent des choses auxquelles on croit profondément et qu’on espère partager avec le plus grand nombre.
Ces personnages ont en commun d’être des femmes qui ont marqué l’histoire. Pensez-vous continuer cette série en abordant d’autres figures féminines ?
CM : Oui, nous avons déjà notre prochaine héroïne, qui est également une oubliée de l’histoire, mais l’a pourtant marquée.
JLB : Alice Guy est la première réalisatrice de l’histoire du cinéma. Nous essayons de raconter un bout d’Histoire, en l’occurrence la naissance du cinéma, mais à travers les yeux d’une femme, car il y a toujours une femme à la naissance des choses.
CM : C’est la première femme française cinéaste de fiction, arrivée juste après les frères Lumière. Et puis avec un certain Léon qui était son patron, elle a inventé la Gaumont. Alice Guy est une oubliée qui a quand même fait 500 films, rencontré de grands réalisateurs et fait naitre de grands artistes et acteurs.
C’est votre premier voyage au Liban. Vos impressions ?
JLB : On est juste enchantés !
CM : On espère surtout que ce ne sera pas notre dernier voyage ici car on a eu un vrai coup de foudre pour ce pays et ses habitants. Nous avons reçu un accueil extraordinaire, comme rarement on en a eu.