Le 23 octobre 1983 à Beyrouth, l’armée française subit sa plus lourde perte depuis la guerre d’Algérie. L’Iran est très vite pointée du doigt.
A l’automne 1983, la situation dans Beyrouth est extrêmement tendue. Les soldats français et américains, qui contrôlent et patrouillent chacun dans un secteur de la capitale libanaise, sont pris pour cible depuis plusieurs mois par les factions soutenues par la Syrie et l’Iran. La 3e compagnie du 1er régiment des chasseurs parachutistes (RCP), qui occupe le poste Drakkar dans la banlieue sud-ouest de Beyrouth, est en état d’alerte.
Le 22 octobre 1983, la section Noir 1 du Drakkar est de garde à la Résidence des Pins mais son chef, le sous-lieutenant Alain Rigaud, reste au Drakkar. La section Noir 2, commandée par l’adjudant Antoine Bagnis, est mobilisée au profit des postes voisins. La section Noir 3, commandée par le lieutenant Antoine de la Bâtie, assure la garde du poste Drakkar.
Vers 22 heures, le capitaine Jacky Thomas, commandant de la 3e compagnie du 1er RCP, réunit les chefs de section. Il les informe que le poste Escorteur, situé à 500 mètres à vol d’oiseau du Drakkar, a reçu des menaces. Le Drakkar est mis en état d’alerte de niveau « tornade orange ».
Le jour de la tragédie
La nuit du 22 au 23 octobre a été relativement calme. A 5h30 du matin, l’adjudant-chef Omer Marie-Magdeleine, commandant de la section de commandement Noir 0, part pour l’inspection des gardes de nuit. Le sergent-chef Gérard Blanchot et le caporal Robert Guillemette sont de garde sur le toit. Enfant d’origine libanaise, il s’appelait Robert Haddad, avant d’être adopté par la famille Guillemette à l’âge de neuf ans. A 6h, le parachutiste François Raoux, désigné « clairon », réveille la compagnie. « Il n’y a aucun bruit dans le quartier et pas de Libanais aux fenêtres et dans les rues », témoigne l’adjudant-chef Marie-Magdeleine dans l’un de ses écrits.
Il désigne trois hommes de la section Noir 0 pour la mission de ravitaillement « petit déjeuner ». Le sergent Laurent Hartung, le caporal Dominique Pichon et le parachutiste Christophe Jayet partent en ville chercher des croissants dans une boulangerie installée dans un autre poste. « Sur mon ordre, le réseau barbelés et la barrière sont remis en place sur la chicane et à l’entrée du jardin devant le bâtiment après le départ du véhicule », raconte l’adjudant-chef.
Vers 6h15, une énorme explosion retentit en direction de l’aéroport où les Américains sont stationnés. Un camion Mercedes piégé avec neuf tonnes de TNT, piloté par un kamikaze iranien Ismaël Ascari, vient de foncer sur le QG des Marines US. 241 GIs sont tués.
Apercevant l’énorme nuage de fumée et de poussière qui s’élève des lieux, le caporal Guillemette et le sergent-chef Blanchot préviennent par radio le capitaine Thomas qui transmet l’information au QG français. Le capitaine se précipite sur le balcon du premier étage et donne l’ordre de se rendre aux postes de combat.
Vers 6h20, une énorme secousse ébranle le bâtiment qui se soulève littéralement. Blanchot rattrape Guillemette qui bascule dans le vide. Les planchers s’effondrent. Les murs cèdent. L’immeuble de huit étages s’écroule lentement comme un château de carte et se couche sur le côté. Le Drakkar n’est plus qu’un amas de gravats de cinq mètres de haut.
Les premiers secours
Après un silence apocalyptique, des voix s’élèvent des décombres. Les hommes s’appellent. Ils se croient victimes d’un tir de roquette.
Prévenus par un message radio du poste Catamaran, voisin du Drakkar, le sergent Hartung, le caporal Pichon et le parachutiste Jayet sont les premiers arrivés sur les lieux. Toutes les unités françaises disponibles affluent très vite. Le parachutiste Yves Verdier, du 6ème régiment de parachutistes d’infanterie de marine (RPIMA), participe aux opérations de sauvetage. Brusquement, il aperçoit une main qui sort des décombres. Il la saisit. Il s’agit de celle du para Eric Mohamed, l’un des 15 rescapés du Drakkar. La photo fait le tour du monde.
Les premiers rescapés hébétés sont évacués. Les blessés les plus graves, dont Omer Marie-Magdeleine, sont pris en charge dans les hôpitaux de Beyrouth. L’adjudant-chef est le seul chef de section à avoir survécu. Le premier jour, on extrait 22 cadavres des décombres. Les cercueils sont rassemblés à la Résidence des Pins.
L’hommage de la nation
Parti dans la nuit du 23, le président français François Mitterrand arrive à Beyrouth le 24 octobre à 8h du matin. Il s’agit de la première visite d’un chef de l’Etat français au Liban depuis l’indépendance du pays en 1943. Après s’être recueilli devant les corps des parachutistes du Drakkar dans la chapelle ardente installée à la Résidence des Pins, le chef de l’Etat français y reçoit le président libanais Amine Gemayel avant de se rendre sur les lieux de l’attentat du Drakkar.
Après un nouvel entretien au palais de Baabda avec le président Gemayel, le président du Parlement Kamel Assaad et le Premier ministre Chafic Wazzan, M. Mitterrand revient à la Résidence des Pins pour un déjeuner avec les rescapés, les commandants de la force française, le ministre libanais de la Défense Issam Khoury et le chef de l’armée libanaise, le général Ibrahim Tannous. Le président français quitte Beyrouth en milieu d’après-midi.
Pendant quatre jours et trois nuits, avec des renforts venus de Paris, des maîtres-chiens et une grue amenée du port de Beyrouth, on extrait des corps et des miraculés. Le bilan définitif est de 58 morts côté français, 55 paras du 1er RCP et 3 paras du 9ème RCP. Il s’agit de la plus grosse perte de l’armée française depuis la guerre d’Algérie.
L’épouse du concierge libanais et ses cinq enfants ont également péri dans l’attentat. 15 rescapés ont été sortis des décombres du Drakkar.
Le 2 novembre, un hommage national est rendu aux 58 paras morts pour la France dans la cour d’honneur des Invalides. Le président Mitterrand décore les victimes de la Médaille militaire à titre posthume.
Une stèle est apposée sur les lieux de l’attentat qui est aujourd’hui un terrain vague dont l’accès est interdit au public. Cette stèle a été enlevée. Un mur mémoriel portant les noms des 58 militaires tués le 23 octobre 1983 ainsi que ceux de tous les Français morts dans l’exercice de leurs fonctions durant la guerre civile libanaise a été construit dans l’enceinte de la Résidence des Pins. L’attentat du Drakkar est commémoré chaque année par les armées françaises et les autorités civilo-militaires à Beyrouth.
La thèse officielle
Selon la thèse officielle, une camionnette aurait forcée l’entrée du poste puis se serait engouffrée sous l’immeuble avant de faire exploser la charge de RDX qu’elle transportait. 24 heures après les deux attentats, l'Organisation du jihad islamiste et un groupe appelé « Mouvement de la révolution islamique libre », inconnu jusque-là, revendiquent ces actions.
Selon un rapport confidentiel défense cité par le journal Le Monde en 2013, « une ou plusieurs sentinelles » auraient tiré en direction de la camionnette. « La commission d'enquête libanaise conclura à deux attentats exécutés de façon similaire et par ailleurs les enquêtes menées par les autorités françaises aboutissent aux mêmes conclusions », poursuit ce rapport.
Deux noms sont fréquemment cités comme responsables de l’attentat : Hussein Moussaoui, chef de la milice Amal islamique, dissidente du mouvement Amal de Nabih Berry, et Imad Moughniyeh, l’un des principaux responsables militaires du Hezbollah et cadre supposé de l’Organisation du jihad islamique.
L’hypothèse la plus communément admise est que l’Iran cherchait à répliquer aux ventes d’armes françaises à l’Irak, alors en guerre contre Téhéran, mais également à punir la France dans le cadre du différend Eurodif, une société française spécialisée dans l’enrichissement de l’uranium dont l’Iran est actionnaire minoritaire. La France refuse de rétrocéder les 10% de production d’uranium auquel Téhéran a droit, comme le contrat entre les deux pays le stipule. Il s’agissait aussi de provoquer le départ de la FMSB afin que les milices pro-iraniennes bénéficient d’une plus grande liberté d’action au Liban.
La version des rescapés
En France, certains rescapés et des proches de militaires morts au Drakkar soulèvent des questions sur le déroulé des événements ce jour-là. Selon leurs témoignages, relayés par la presse française et, aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, personne n’a vu de véhicule se diriger vers le Drakkar le matin de l’attentat. Toujours selon eux, aucune trace du kamikaze ou de la camionnette n’a été retrouvée sur les lieux de l’attaque. Certains évoquent l’hypothèse d’un minage préalable du poste Drakkar et celle de la responsabilité de la Syrie.
Représailles
Convaincue de la responsabilité de l’Iran dans l’attentat du Drakkar, la France envoie des hommes du service action de la DGSE pour préparer une opération de représailles. Nom de code : « Santé ». Il s’agit d’un attentat à la voiture piégée visant l’ambassade d’Iran à Beyrouth. L’opération tourne au fiasco. La jeep bourrée d’explosifs n’explose pas.
Le 17 novembre, soit 25 jours après l’attentat du Drakkar, la France bombarde la caserne Cheikh Abdallah, contrôlée par la milice Amal islamique, près de Baalbeck. C’est l’opération Brochet. La caserne est quasiment vide. Prévenus de l’imminence d’une attaque, les combattants pro-iraniens avaient évacué les lieux. Certains évoquent l’hypothèse que le ministre français des Affaires étrangères, Claude Cheysson, opposé à cette opération, en ait fait part à un diplomate français qui aurait fait fuiter l’information.
Après deux autres attentats meurtriers ayant visé les soldats français, le contingent français de la FMSB quitte le Liban le 31 mars 1984, après les Britanniques et les Américains.