Sauf surprise de dernière minute, Pedro Sanchez sera investi cette semaine président du gouvernement. Mais à quel prix? Il a dû négocier avec les différents partis qui voteront pour lui, Sumar, ERC ou PNV. Toutefois, le plus exigeant a été, est -et sera…- Junts per Catalunya. Une législature qui promet d'être mouvementée.
Antécédents: Pourquoi un pacte d'investiture entre PSOE et Junts?
En Espagne, les élections générales n'élisent pas directement le président, mais un parlement. Lors des élections du 23 juillet dernier, aucun des candidats n'a obtenu la majorité des voix nécessaire pour former un gouvernement à lui seul (176). Ainsi, Alberto Nuñez Feijóo, du PP, a remporté les élections en obtenant 137 députés, mais n'a pas réussi à obtenir l'investiture, faute de 4 voix.
Pedro Sanchez avait absolument besoin des 7 députés de Junts per Catalunya. Et Carles Puigdemont était bien décidé à mettre le prix fort
Pedro Sánchez, qui a obtenu aux élections du 23-J 122 députés pour le PSOE, a cherché à reproduire le "bloc d'investiture" qui lui avait permis de former son gouvernement en janvier 2020, grâce à une coalition des groupes de gauche, nationalistes et indépendantistes. Mais cette fois, pour obtenir la majorité des voix, Pedro Sanchez avait absolument besoin des 7 députés de Junts per Catalunya. Et Carles Puigdemont était bien décidé à mettre le prix fort, ce qui a obligé le PSOE a presque 4 mois d'intenses négociations qui ont abouti à la signature le 9 novembre de ce pacte d'investiture.
Que prévoit le pacte?
L'amnistie de tous les indépendantistes depuis 2012 à 2023
Le pacte prévoit la création d'une loi d'amnistie pour les hommes politiques, les dirigeants catalans et toute personne impliquée dans le "Procés" mais aussi toutes celles qui ont fait l'objet de décisions ou de procédures judiciaires depuis 2012 et jusqu'au 9 novembre 2023. Et pourquoi 2023? Parce que le juge de l’Audience nationale Manuel García-Castellón vient d'accuser de terrorisme Carles Puigdemont dans l’affaire ‘Tsunami Democratic', ce mystérieux mouvement indépendantiste qui a commis de nombreuses actions violentes.
Pour rappel aussi, ce que l'on appelle le procés est le référendum d'autodétermination de la Catalogne qui s'était tenu le 1er octobre 2017, au cours d'une journée violente marquée par l'intervention des forces de sécurité de l'État et pour lequel plusieurs dirigeants politiques et particuliers ont été condamnés. Le gouvernement catalan de l'époque, dirigé par l'ancien président Carles Puigdemont, avait considéré les résultats du referendum comme légitimes et déclaré unilatéralement l'indépendance de la Catalogne. Quelques jours plus tard, Puigdemont fuyait l'Espagne et se réfugiait à Bruxelles pour éviter d'être emprisonné, comme ce fut le cas pour d'autres dirigeants politiques (tel que le dirigeant d'ERC Oriol Junqueras), qui ont ensuite été condamnés, puis graciés il y a deux ans par Pedro Sanchez.
Que signifie pour l'Espagne l'amnistie demandée par les indépendantistes catalans?
L'amnistie suppose donc l'annulation des condamnations prononcées à l'encontre des dirigeants indépendantistes, de leurs collaborateurs et des citoyens, ainsi que des procédures judiciaires en cours. Puigdemont pourrait ainsi rentrer en Espagne libre de toute peine et même se présenter en héros aux prochaines élections en Catalogne
Un mediateur international
Ce n'est un secret pour personne, Carles Puigdemont n'a aucune confiance en Pedro Sanchez. Il a donc exigé la création d'un "mécanisme international entre les deux organisations ayant pour fonction d'accompagner, de vérifier et de contrôler tout le processus de négociation et les accords conclus". C'est aussi une façon d'internationaliser ce que le pacte appelle "conflit historique sur l'avenir politique de la Catalogne". Ce type de vérification n'est habituel que dans les cas de processus de paix entre deux pays ou de négociations avec des groupes terroristes tels que l'ETA, l'IRA ou les FARC.
Assumer le lawfare revient à dire que les indépendantistes ont été victimes de persécution judiciaire de la part de la justice espagnole
Assumer le "lawfare": des indépendantistes persécutés
Le terme "lawfare" désigne les situations dans lesquelles la justice sert à attaquer ou disqualifier un opposant politique. Il s'agit de "persécution judiciaire" ou d'instrumentalisation de la justice comme une arme politique. En somme, cela veut dire que les indépendantistes ont été victimes de persécution judiciaire de la part de la justice espagnole.
Plus de participation de la Catalogne à l'international
Et en particulier, plus de participation directe de la Catalogne aux institutions européennes et à d'autres organismes et organisations internationales, en particulier dans les domaines qui ont un impact particulier sur son territoire.
Quelle stabilité pour la législature ?
Santos Cerdan, le numéro 3 du PSOE, a insisté, lorsqu'il a annoncé l'accord avec Junts, sur le fait "qu'il ne s'agit pas d'un pacte d'investiture mais de législature", pour les 4 ans à venir. Pourtant, le pacte lui-même signale que la législature dépendra uniquement "de l'avancement et du respect des accords résultant des négociations" que PSOE et Junts se sont engagées à maintenir sur deux aspects qui font l'objet de divergences importantes:
- Le référendum d'autodétermination sur l'avenir politique de la Catalogne
"L'amnistie n'est que le point de départ", comme l'a répété Carles Puigdemont, ce qui veut dire "la tenue d'un référendum d'autodétermination sur l'avenir politique de la Catalogne".
- Un pacte fiscal
L'autre point est la cession à la Generalitat de 100% de tous les impôts payés en Catalogne, entre autres mesures économiques.
La législature dépend de Carles Puigdemont
Et au cas où cela n'était pas suffisamment clair, Carles Puigdemont a réaffirmé qu'il ne renoncera à aucune de ses exigences. Il avait d'ailleurs affirmé haut et fort après les élections législatives que "l'Espagne est confrontée à un dilemme. Soit elle répète les élections, soit elle conclut un pacte avec un parti qui ne renonce pas et ne renoncera pas à l'unilatéralisme". Et en annonçant le pacte, Puigdemont a déclaré que "contrairement à la législature précédente, où Sánchez avait garanti la stabilité dès le départ, il devra maintenant la gagner accord après accord, jour après jour". En définitive, la législature dépend de Carles Puigdemont.
Espagne est confrontée à un dilemme. Soit elle répète les élections, soit elle conclut un pacte avec un parti qui ne renonce pas et ne renoncera pas à l'unilatéralisme
La colère gronde de tous les côtés en Espagne
Les premiers qui s'insurgent contre le pacte sont les juges. Du jamais vu en Espagne, puisque toutes les associations de juges et de procureurs ont signé un communiqué commun dans lequel elles expriment leur "profonde inquiétude" face au pacte et n'excluent pas d'agir, considérant qu'"il y a un risque évident de rupture de la démocratie", en pervertissant le modèle constitutionnel de séparation des pouvoirs. Il est bien sûr question de l'amnistie mais aussi d'un autre point du pacte: La création de commissions d'enquête parlementaires sur les procédures judiciaires relatives à l'indépendance de la Catalogne qui pourraient en fin de compte conduire à la "condamnation" des juges qui ont pratiqué ce fameux "lawfare", selon les indépendantistes.
L'amnistie a également suscité depuis des semaines de vives critiques de la part de membres historiques du PSOE, tels que l'ancien président Felipe González, qui a répété qu'il valait mieux organiser de nouvelles élections.
Felipe Gonzalez s'insurge contre l'amnistie.
L'Association des Inspecteurs des impôts a aussi exprimé dans un communiqué, suite à l'annonce du projet de pacte fiscal avec la Catalogne, son rejet "frontal et absolu" des accords d'investiture qui implique "sans aucun doute la rupture de l'article 14" de la Constitution sur l'égalité entre tous les Espagnols, car elle permet "de facto" l'existence de "communautés autonomes de premier et de second degré". On peut également citer, entre autres, les associations d'inspecteurs du travail, de la sécurité sociale, les avocats ou les notaires qui expriment leur inquiétude quant à la rupture de la séparation des pouvoirs et du principe d'égalité entre tous les Espagnols.
De leur côté, les syndicats appellent à une grève de cinq jours à Renfe et Adif contre le transfert du service de trains de banlieue catalans Rodalies à la Catalogne. Le pacte fait également référence au retour des entreprises -plus de 8.000- qui avaient fui la Catalogne à partir de 2017. Cependant, plusieurs d'entre elles dont la Caixa ou Sabadell ont déjà déclaré qu'elles n'envisagent pas de revenir: "Il n'en est pas question et les conditions ne sont pas réunies".
Les Espagnols descendent dans les rues pour protester contre l'amnistie
La vague de protestation est arrivée jusqu'à Bruxelles. Le commissaire à la Justice de la Commission européenne Didier Reynders a demandé au gouvernement des "informations détaillées" sur "le champ d'application personnel, matériel et temporel" de la loi d'amnistie qui soulève de "sérieuses inquiétudes".